RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

2018/04/20 CE EN QUOI J'AI CRU ET QUI M'A MENÉ LA OU JE SUIS ALLÉ

CE EN QUOI J’AI CRU

ET QUI M’A CONDUIT LA OU JE SUIS ALLÉ  

 

«On rencontre sa destinée souvent par des chemins qu'on prend pour l'éviter. »

“On tient toujours du lieu dont on vient.”
Jean de La Fontaine. L'horoscope (1678)

 

       Expliquer et nous expliquer à nous-mêmes les raisons pour lesquelles on s’expose à sortir du rang des anonymes – J’entends par là ceux dont la vie s’écoule sans qu’ils pensent ou souhaitent s’engager à agir au nom et pour le bien des autres –, nous prend parfois, quand l’âge nous le permet, beaucoup de temps de ressassement puisqu’il s’agit souvent, la plupart du temps, de remonter jusqu’à toutes les injustices souffertes durant nos vies, depuis les premières tristesses et frustrations de l’enfance.

      Il s’agit toujours alors, du moins c’est ce que je crois, de rechercher ce qui s’est tramé en nous, au fil du temps, pour retrouver cet autre fil, unique, personnel, singulier, qui nous caractérise alors qu’il s’est tissé en lien coordonnateur, inexorablement, autant sans nous et malgré nous, que délibérément avec notre plein accord, tandis que nous avancions en âge…

      Ce fil fait de causes et d’effets, de hasards et de coïncidences… d’émotions et d’influences subies tout au long des contextes historiques dans lesquels nous naissons, grandissons et vieillissons… résume en fait, d’une part, nos convictions et nos choix de vie, nos décisions d’agir et nos actes : tous ces engagements que nous prenons librement avec les conséquences qui en découlent, et, par ailleurs, ce que la société à laquelle nous appartenons nous impose, selon son ordre établi et ses règles de droits, ses injonctions et toutes les contraintes qu’elle exerce de manière implacable sur notre devenir. Autant de faits influents dont nous sommes à la fois, selon notre part de contribution et à des degrés divers, pleinement et totalement responsables ou, au contraire, sujets récipiendaires et victimes affligées astreintes à l’obéissance.

Ce fil-là, pour ma part, qui résume la quête et les luttes qu’il me fallut mener contre les adversités naturelles de la vie pour arriver à moi-même, s’est imposé à moi, dès que j’en eus conscience, allez savoir pourquoi, d’un beau jaune étincelant, jaune comme le souffre ou comme ces fleurs des champs qu’on appelle bouton d’or.

        C’est de ce fil jaune, puisqu’il passe par mai 68, que je veux vous entretenir ici, en espérant qu’à vous en parler, si vous me lisez, vous serez incités à retrouver en vous, votre fil, celui qui, forcément, avec et sans vous, s’est aussi tissé tandis que vous cheminiez sans y penser.

       Mon fil à moi est long puisque ma vie s’est étirée bien plus que je ne le pensais. Et ma chance, qui n’est pas mon mérite, veut que j’aie encore, alors qu’autour de moi la mémoire de tous mes amis d’enfance s’étiole, vacille et s’évapore, le bonheur de me souvenir, comme si c’était hier, de ces choses qui me sont arrivées, de tout ce que j’ai vécu et qui m’a inspiré, modelé, façonné, endurci… mais qui, depuis quelques temps maintenant, se pétrifie et se momifie, au point parfois de me laisser penser que c’est d’un sarcophage que je tire ces bribes de vérité.   

       Car, je doute. Je doute et ne suis plus exactement celui que j’ai été…Si bien que je me demande souvent où et quand ce fil a commencé d’exister ?... A quel moment précis ?... Cherchant, dans cette corbeille de mes souvenirs, ces injustices, ces tristesses et frustrations de mon enfance, celles de ma première enfance, qui, dit-on, nous façonnent une fois pour toutes, je n’en trouvai point puisque mes souffrances, je m’en souviens précisément, commencèrent avec la guerre, en 1939, alors que j’avais huit ans. Encore qu’il se puisse aussi, qu’inconsciemment, pour d’autres raisons inavouables ou que je ne commandais pas, j’ai pu choisir, pour ne pas qu’elles me peinent ou qu’elles nuisent à l’image que je voulais donner de moi-même, de les enfouir dans la trappe à oublis afin de les réduire au silence et ne plus en tenir compte. Omissions bénignes, banales, dont nous sommes tous, à plus d’un titre, coupables, mais qui, bien malgré moi, alors que j’étais à cent mille lieues de m’y attendre, m’extirperont, en décembre 1972, de cet anonymat des humbles et de mon ambition simple et tranquille de servir, à ma manière, la cause des enfants, pour me projeter sur le devant de la scène, montré du doigt, vilipendé par une sage et docte psychanalyste révélant de moi, et mettant sur le trottoir, mes nostalgies de prégénitalité.

        La blessure que me porta, en public, la psychanalyste, Françoise Dolo, experte en science des profondeurs, fut cuisante, assassine presque, et je serai encore tenté, près de cinquante ans après, de m’en disculper en vous disant que mes premières années furent tendres, et qu’elles s’écoulèrent dans une douce ambiance familiale. Ambiance sereine mais de pauvreté. De pauvreté certes, mais surtout de tendresse, de générosité et de bonheur !

        Né au sein de deux familles, paternelle et maternelle, pauvres, émigrées, parce qu’elles mouraient de faim en Espagne, en Algérie, terre entrevue comme un Eldorado, je garde, malgré cette pauvreté familiale, un souvenir lumineux de ce que fut mon enfance au tout début des années trente. Ma fierté a toujours été et sera toujours de pouvoir dire que je suis né pauvre mais dans deux familles généreuses puisque nous étions tous les jours quatorze à table. De cette époque, et de mes parents surtout, j’ai gardé ce goût du partage et du travail. Et cette méfiance de l’argent et de ceux qui ne pensent qu’à en gagner.

J’avais appris à lire tôt et facilement. Mais je n’avais pas de livres à ma disposition. Ni à la maison ni en classe. Sinon, les deux tomes du Larousse dans lesquels, faute de grive, pour me mettre quelque chose sous la dent, je dévorais des mots qui, comme autant de sortilèges, déclenchaient mon imagination. Se nourrir et se bercer de mots étaient mon occupation de repli et mon château dans les nues. D’autant plus que ces mots du dictionnaire étaient parfois assortis de vignettes explicatives et que, mieux encore, je pouvais, dans de belles pages de papier glacé, me griser des délices et des affres que me procuraient, par immersion, en osmose-endosmose, les énigmatiques, effrayantes et troublantes reproductions, couleur sépia, des tableaux des musées du monde. C’est dans ces tableaux que j’ai appris à aimer contempler, autre façon de lire, les images, afin de deviner et de comprendre les secrets dont elles avaient les clés. C’est en essayant de les décrypter que j’ai découvert les cruautés et les bassesses du monde, les conquêtes et les héroïsmes des humains : leurs luttes, leurs combats, leurs batailles, les défaites et les victoires des uns sur les autres, mais aussi, premières voluptés, la beauté et l’éclat laiteux des corps nus des hommes et des femmes… puis encore, la tristesse de la vieillesse et de la mort, les bûchers et les décapitations, les mises en terre des défunts…

        Pour retrouver, en son entier, ce fil qui me caractérise, “le fil jaune” de ces raisons, mes raisons, qui m’incitèrent à sortir de l’anonymat, j’ai pensé qu’il me fallait, avant toute autre chose, retrouver  ces lectures qui firent de moi, au fil du temps, l’homme engagé que je fus et le vieil homme de plomb, assagi et ranci que je suis devenu, j’ai cherché dans mes boîtes pleines de souvenirs ces photos révélatrices de mon histoire familiale et aussi, bien entendu, sur les rayons de ma modeste bibliothèque, ces livres-totem qui ont marqué les charnières de mes différentes étapes d’accession à la conscience des choses.

Dire que ce sont les livres, et plus particulièrement ces livres-totems, conservés précieusement, malgré les déménagements intempestifs que ma famille et moi-même dûmes subir, qui résument le mieux ce que je suis devenu me semble être, et devoir être pour ceux qui chercheraient à comprendre la raison des livres que j’ai publiés, une vérité première, la vérité, celle de toute première évidence. J’ai été nourri de livres. Ils ont pétri mon esprit. C’est de cette nourriture que je tiens ce qui me caractérise. Et c’est elle qui peut le mieux expliquer les raisons de mon intrusion téméraire, en 1965, dans cette sphère de l’édition, alors qu’elle était encore, à mon époque, un domaine strictement réservé aux privilégiés d’une classe huppée dominante.

       Des livres, et encore des livres, n’importe quels livres pourvu qu’ils aient des pages, des lignes et, parfois, des images !... Des livres que j’ai le plus souvent oubliés, dont je ne pourrais jamais établir la liste entière, alors que d’autres, certains d’entre eux, lus à l’occasion de conditions particulières, restent inscrits dans ma mémoire comme s’ils étaient des tatouages ou des cicatrices gravés à jamais dans mon esprit. Parmi ceux-là, au risque de surprendre ce qui me lisent, bon nombre de romans d’adultes, des romans de femmes, parmi lesquels des romans feuilletons, que je lus à partir de 1938 alors que je n’avais que sept ans. Des romans lus à ma mère. Pour son plaisir et son ravissement. Pour sa revanche aussi. Pour sa revanche, par moi, sur sa vie, puisqu’elle n’était jamais allée à l’école et ne savait pas lire. Des romans que lui prêtaient ses amies à qui elle avait caché son ignorance et qu’elle me demandait de lui lire pour pouvoir en reparler ensuite, avec elles, comme si elle les avait lus elle-même…

       J’avais sept ans. Sept ans, l’âge de raison. Ma lecture de ces romans qui pourrait passer pour une prouesse n’était qu’un exploit de technicité mécanique puisque je ne comprenais que le tiers du quart de ce que je lisais…Nonobstant, j’ai pourtant en mémoire, encore aujourd’hui, les titres de ces livres qui dépassaient mon entendement et les égrène comme les perles d’un chapelet religieux : Le parfum des îles Borromées de René Boylesve, Le bal d’Irène Némirovsky, La dame aux camélias d’Alexandre Dumas, la rôtisserie de la reine Pédauque d’Anatole France, La maison du péché de Marcelle Tynaire, La neige sur les pas d’Henri Bordeaux …

       Vint ensuite, triste souvenir, la lecture que ma mère me demanda de lui faire de l’affiche apposée sur le devant de notre mairie, en 1939. Une affiche ornée de deux drapeaux tricolores entrecroisés qui annonçait la déclaration de guerre à l’Allemagne et la mobilisation générale. «Viens, me dit-elle alors, je veux savoir, je veux comprendre, explique-moi pourquoi les hommes vont tous partir à la guerre pour s’entre-tuer.»

       En 1941, heureusement, grâce à l’insistance d’un maître d’exception, René Rabier, réformé d’armée parce que phtisique, qui avait séjourné dans un camp d’internement où il avait été emprisonné pour avoir refusé de faire chanter “Maréchal nous voilà” à ses élèves – et qui n’avait été finalement libéré qu’en raison de sa mauvaise santé mais pour être élargi et, par rétorsion, nommé dans le petit village de campagne éloignée où j’habitais–  il me sembla enfin que parmi ces rares hommes qui n’étaient pas partis à la guerre, au milieu de toutes ces femmes valeureuses qui essayaient de tenir le cap, il se trouvait encore quelques braves personnes puisqu’il fut le seul à se démener pour nous trouver, choses très rares en cette période, des livres à lire.

       De ce maître qui me répétait à la moindre occasion : « je sais que tu peux, donc tu dois…», j’ai gardé par fidélité, en souvenir de lui, ce principe qu’avec fermeté et tendresse il m’a inculqué d’agir, de ne pas s’abstenir, de devoir agir, qu’on ait ou qu’on n’ait pas, qu’on nous donne ou qu’on ne nous donne pas le pouvoir de le faire. Bonheur insigne, grâce à René Rabier, nous pûmes, nous,  élèves pauvres, parmi lesquels un tiers d’indigènes habitants des douars venant pieds nus en classe, enfin, bénéficier d’un manuel de lecture. Un de ces manuels classiques, prévoyant une page de lecture pour chaque journée, dont je revois encore la couverture d’un gris bleuté, avec son titre : Choix de lectures, pour cours moyen, d’A Mironneau, édité par la librairie Armand Colin.

        Manuel que j’ai retrouvé bien plus tard et qui me permit de prendre conscience qu’il datait de 1918 et qu’on nous le faisait lire en 1940, plus de vingt ans après sa mise sur le marché. Le choix des lectures qu’il nous offrait étaient de textes de grands auteurs : Voltaire, Victor Hugo, Hyppolite Taine, Jean-Jacques Rousseau, Michelet, Lamartine, Ernest Renan, Gustave Flaubert, Miguel de Cervantès, Saint Simon, Théocrite, Léon Tolstoï et même Shakespeare… Auteurs non spécialisés en littérature pour la jeunesse qu’on ne recommanderait certainement pas aujourd’hui à un enfant de neuf ans mais qui forgèrent certainement ma détermination, lorsque je fus en charge d’édition de livres pour la jeunesse, de ne jamais faire appel à “des “écrivants” (terme de Roland Barthes) ni à des illustrateurs strictement limités, spécialisés et catalogués comme étant parfaitement adaptés pour enfants.”     

        Quand les lois d’expulsion des enfants juifs des écoles arrivèrent, René Rabier fut là pour s’insurger et faire entendre sa colère. Et pour me secourir aussi, puisqu’à ma grande surprise, sur plainte et dénonciation d’on ne sait qui, un gendarme particulièrement et farouchement pétainiste de la brigade de gendarmerie du village, vint, un certain jour d’octobre, jour noir s’il en fut pour moi, se poster, de sa propre initiative, devant la porte de notre école pour m’en interdire l’entrée. Son prétexte étant, puisque ma mère s’appelait Vidal et que Vidal pouvait être un nom juif, qu’il avait décidé – en concertation avec deux ou trois autres personnes pareillement pétainistes du village –, que je tombais sous le coup de la loi vichyssoise puisque j’étais, mon père, libre penseur, n’ayant jamais voulu ratifier légalement son union matrimoniale avec ma mère : un «bâtard de juive».

       Mon exclusion dura deux jours. Le temps pour René Rabier de convaincre le chef de la gendarmerie du village que ma mère, malgré son nom, n’était pas juive et que l’union libre d’un homme et d’une femme, légitimée par trois enfants et plus de vingt ans de vie commune, n’était pas répréhensible. Ce qui fut relativement facile puisqu’il se trouvait, ironie du sort, que ce chef de brigade,  était lui-même d’ascendance juive, s’appelait Edouard Aaron, mais avait été un enfant adopté, élevé et baptisé dans un monastère, par les frères Clément, les célèbres horticulteurs- pépiniéristes créateurs de cet hybride de l’orange et de la mandarine, au goût suave qu’est la clémentine.

       Nous étions dans ce début sinistre des années quarante et, début 42, ma mère tombant gravement malade, sans espoir de guérison, je n’eus alors d’autre échappatoire, pour des questions relevant de mes prédispositions et des habitudes que j’avais contractées  – peut-on alors parler de choix ? –  que de sombrer dans, et de me repaître, de la lecture du seul livre qu’on m’ait jamais offert depuis ma naissance : un recueil de contes écrits par la Comtesse de Ségur Les nouveaux contes de fées. Deux de ces contes parmi ceux-là, lus et relus pour oublier mon chagrin, semblaient avoir été écrits pour moi, pour m’atteindre et, en raison de ce que je vivais, m’affectèrent et me subjuguèrent particulièrement, alors que je les trouvais pourtant, en raison bien sûr de ce qui m’arrivait et parce qu’ils me forçaient à l’identification : cruels, sinistres, démoniaques même et désespérément révélateurs de ce que j’avais à vivre.

      Ainsi, à lire et relire le premier de ces deux contes l’histoire du bon petit Henri, je ne pouvais pas ne pas m’identifier au protagoniste mis en scène par la Comtesse de Ségur et entrer dans la peau de ce bon petit Henri puisque nous vivions le même drame, puisque comme moi, les jours de sa mère étant aussi comptés, nous nous retrouvions frères de causes pour ainsi dire, devant cet affreux dilemme : Que faire pour la sauver ?... Qui voir ?... Où aller ?... Le même drame, c’est vrai, mais avec une différence de taille : moi en pleine réalité, acculé à devoir accepter que je n’aie, face à la mort, ni solution ni justice, alors qu’en faux-frère, face au même mal, lui, ce bon petit Henri, se voyait doté des stratagèmes de la féerie du conte et pourrait finalement, la comtesse magicienne lui tenant la main, marcher par-delà les montagnes et trouver cette “herbe de vie” qui sauverait sa mère mourante… 

       Pour le second de ces contes, l’Histoire de Blondine, de Bonne Biche et de Beau Minon, le sortilège était un piège-poursuite d’enchantements. Alors que face à la mort programmée de ma mère et à ce qu’on appelle communément la triste vérité, je ne voyais plus d’autre issue que de me résigner et d’enfouir ma tête dans la lecture cette Histoire de Blondine, de Bonne Biche et de Beau Minon, même si cette histoire me semblait être une histoire pour filles, venait à point. Une belle histoire pleine de larmes et de rebondissements, dans laquelle, malgré mes scrupules et réticences de garçon, chassant orgueil et vanité, je sautai le pas, mis le doigt, puis le bras, et enfin le reste du corps et mon esprit tout entier puisque, comme la petite Blondine, je souhaitai franchir ces grilles qui m’emprisonnaient dans la tristesse, afin de me perdre parmi de grands arbres, dans un autre pays, ce pays sans pays, pour ne plus jamais revenir… Me perdre littéralement dans une forêt immense… Et, mieux encore, dans une forêt de lilas puisque c’était la fleur préférée de ma mère…

        Conte célèbre et inoubliable que celui de Bondine qui, selon certains psychanalystes, détiendrait dans ses rouages de fabulation, des clés susceptibles de dénouer certains traumatismes de l’enfance… Conte que je pris l’initiative, en 1966, soit vingt-cinq ans après sa découverte, d’appeler délibérément, sans savoir si j’en avais le droit La forêt des lilas, lorsque, compulsant, avec sa permission, le dossier secret de Nicole Claveloux, je tombais en arrêt devant un de ses dessins qui représentait des escaliers de pierre s’élevant jusqu’au ciel, bordés d’arborescences qui annonçaient une immense forêt proche... Dessin d’inspiration spontanée que Nicole avait imaginé pour son propre plaisir sans penser au conte de la comtesse de Ségur, mais qui semblait pour moi en être une représentation idéale. Raison qui m’incita à lui demander aussitôt – ce qui était, après Le voyage extravagant… dont elle avait réalisé les illustrations, ma deuxième initiative de livre à publier –, de bien vouloir en réaliser les illustrations.  

       Je ne peux évoquer ces deux contes sans confirmer qu’ils furent pour moi, en raison de la mort programmée de ma mère et du moment où je les découvris, le couteau et la plaie, le mal et la douleur et aussi, déjà, la conscience de ce que des livres pouvaient induire, sans que personne ne s’en doute et s’en aperçoive, sur l’équilibre spirituel d’un enfant.

Ma mère mourut en le 24 septembre 1944 et ce jour-là, vautré au fond de la cour de notre maison, dans une petite niche en briques que je m’étais construite, ma seule consolation fut alors et encore de fuir. De fuir dans la lecture pour ne pas penser au cercueil installé sur quatre chaises dans sa chambre, à la robe dont ma sœur l’avait vêtue, à son beau visage de marbre. Fuir dans la lecture et la relecture d’un affreux roman intitulé Le puits de la mort lente, trouvé je ne sais plus où et qui racontait une vulgaire épopée de guerre entre deux clans rivaux, en Vendée, au cours de laquelle une jeune femme, promise en mariage au chef d’un des deux camps, était enlevée à sa famille par des chevaliers de l’autre camp et emmurée au fond d’un puits. Roman venimeux, fétide, démoralisant qui, comme une prémonition et une condamnation, m’incita alors, à compter de ce 24 septembre 1944, à ne plus considérer la lecture, de quelque qualité qu’elle soit, que comme une occasion de fuir, de sombrer dans ce puits de “délectation morose”, dans une chute hors du temps, un repli et un déni de cette vie réelle que je ne voulais plus vivre.

       La lecture était devenue pour moi l’équivalent d’un remède anesthésiant et d’un suicide. Je lisais pour ne pas, puisque je me reprochais de vivre, me sentir vivant. Je lisais pour ne pas vivre, en faisant semblant de vivre… et j’avais même l’impression d’être devenu transparent, le frère en quelque sorte de cet homme invisible dont un film venait d’illustrer le pouvoir surnaturel de sa transparence. Je m’étais persuadé qu’en taisant la mort de ma mère et en dissimulant ma peine, je paraîtrais insensible et au-dessus de tous les malheurs ce qui pouvaient arriver aux humains. Me convaincre de mon inapparence, pour mieux convaincre ceux de mon entourage qui m’observaient, m’assurait illusoirement d’être à l’abri dans cette chute que j’entretenais. J’évitais ainsi les questions indiscrètes et les éventuelles commisérations que je pouvais susciter dans cette ville nouvelle où j’avais été recueilli, afin de pouvoir poursuivre des études secondaires, par une cousine que mes parents avaient élevée et par son mari gendarme,  

       Mon refuge et mon repaire étaient, après les classes, pour ne rentrer que le plus tard possible chez mes parents d’adoption, la bibliothèque de mon école, un Collège d’Enseignement Général. Bibliothèque, installée dans la salle des professeurs, que nous ouvrait, chaque fin d’après-midi, la femme de notre directeur, Monsieur Amédée Blanc, pour nous encourager, nous les élèves du secondaire, à lire. C’est là, dans ce qui était devenu pour moi un sanctuaire, que j’ai pu enfin lire, aidé par Mme Blanc qui n’avait pas d’enfant, et surveillé de près par son mari, notre directeur, non plus simplement les livres qui me tombaient au hasard sous la main, mais des livres que je pouvais avoir envie, sur l’attrait du titre ou du nom de l’auteur, de choisir de lire. C’est seulement là, à partir de mes quatorze ans, que je pus, sans m’en apercevoir, en autodidacte, acquérir – mon fil jaune se tissant malgré moi –,  quelques références de bases sur ce qu’avait été dans le temps, et était devenue au cours de l’histoire, ce que je considérais avant cela comme un serpent de mer : la littérature classique internationale. Ceci, d’un livre à l’autre, d’un auteur au suivant, dans cette hâte de m’absorber et mieux encore de me laisser aller à être absorbé pour me perdre au fond de ces multiples gouffres qui s’offraient à moi.

       Avec, pour résultat final, une absence de conscience totale de ce que ces plongeons hors de la vie réelle créaient en moi, sinon ce vide auquel j’aspirais. Rétrospectivement, je pense en souriant, le bien naissant parfois d’un mal, que j’étais gâté puisque j’étais confronté à plus de livres qu’il en fallait pour me repaître et que, la nature faisant, pour le coup, assez bien les choses, la décantation de toutes les influences que ces lectures n’avaient pas manqué de laisser dans mon esprit, se faisant automatiquement, sans calcul ni préméditation, au jour le jour, naturellement, ce n’était plus d’une chute qu’il fallait parler, ni d’un gouffre, ni d’un vide…mais bien, quoi que confusément inappréciable, d’un élan, involontaire mais tout de même manifeste, d’une montée, d’une ascension, et d’une élévation vers cette tran-sublimation de spiritualité que recèle et révèle la littérature.

       C’est par une décision surprenante de notre directeur de collège que je fus tiré de cette délectation d’inapparence et de mon isolement. Nous étions en mars de l’année 46 et je venais d’avoir quinze ans. Mr Amédée Blanc avait-il pris conscience de mon mal ?... Certainement. Le fait qu’il n’avait pas d’enfant était-il une raison de l’attention qu’il m’accordait ?... Sans nul doute. Toutefois, c’est abasourdi de surprise que je l’entendis me proposer, en consécration de cette assiduité de lecture qu’il avait constatée, mais d’un ton sec qui masquait sa tendresse, de devenir le bibliothécaire de notre collège en remplacement de son épouse. L’excuse qu’il crut bon de me fournir devant toute la classe me rassura à-demi :  «…entre toutes les affaires administratives du collège et celles de la maison, nous dit-il en fronçant des sourcils, à quoi s’ajoutent sa myopie et ses ennuis de santé, mon épouse ne peut plus arriver à assumer les choses importantes qui sont de sa responsabilité…» Il m’intronisait mais sans, pour autant, que je puisse passer, aux yeux de mes camarades, pour un favorisé  .

        Nous étions en 46, en cette période d’Après-guerre, étape de dynamisme et de “reconstruction”. Et Mr Amédée Blanc, ancien résistant et de santé fragile, qui nous enseignait l’éducation civique, croyait en la lecture et en ses vertus. Son souhait était de relancer cette bibliothèque qui s’était endormie pendant les années de guerre afin de l’ouvrir au public de notre petite ville chaque fin de semaine. Et pour la relancer et attirer du monde, il avait décidé de la réactualiser et de la moderniser, de la relancer en somme par l’achat des derniers livres qui paraissaient en librairie. Aussi revenait-il souvent d’une visite à la librairie Mollat, librairie la plus importante de la ville, chargé des dernières nouveautés qu’il me confiait ensuite, puisque cela faisait partie de ma charge, pour que je les classe et les étiquette puis les range sur les rayons.

        Parmi ces nouveautés, figura un jour, un roman qui semblait lui tenir particulièrement à cœur puisque, selon ses mots, c’était, me dit-il : « le roman d’une consœur résistante». Un de ces rares romans publiés en 1943, en pleine occupation nazie, dont le titre était Les Impudents. Écrit par une jeune auteure, une certaine Marguerite Duras dont c’était le premier livre et que Mr Blanc non seulement me recommanda vivement de lire mais de lui en faire un compte rendu…

        Et puis le temps passa et après le brevet élémentaire et le concours d’admission à l’École Normale d’instituteurs, je partis pour la grand’ ville, capitale du département, mais sans pour autant changer d’habitude.Les livres étaient mon pain quotidien. Chemin faisant cependant, il fallait bien passer le temps, tout au long de cette mort lente que je croyais m’imposer par ses lectures, bues d’un trait comme autant de drogues, menant à un nirvana insoupçonnable pour mon entourage, évitant intuitivement, comme chacun de nous le fait dans sa solitude, ces voies que je ne voulais pas prendre pour préférer m’engager dans celles qui m’allaient bien au teint, j’appris avec Kafka « à trouver la clef qui ouvrait les chambres de mon château intérieur» et avec le grand Sartre, le philosophe de la fin de ces années quarante, ce qu’était la littérature dans Qu’est-ce que la littérature.

        Avec eux deux et avec Camus, puis Tchekhov, Claudel, Montaigne, James, Péguy, Guilloux, Pirandello, Green, Stendhal, Joyce, Dickens, Mauriac, Borges, Steinbeck, Malaparte, Huxley, Dostoïevski, Moravia, Hughes, Marquez, Sand, Huxley… je pus mesurer l’ampleur et la force des révélations qu’ils suscitaient en moi et à quelles profondeurs de moi-même ces lectures-drogues de diverses qualités auxquelles je m’étais adonné, m’avaient, contrairement à ce que souhaitais et sans que j’en sois vraiment conscient : soutenu, épaulé, éclairé, orienté, façonné, consolidé et – nécessité des nécessités–, rétabli et reconstruit.

       C’est Christiane Faure, belle-sœur d’Albert Camus qui scella les dernières pierres de mes bases de fortifications en m’incitant à l’action. J’avais seize ans quand elle devint, bourrue, rustaude, d’une franchise blessante et humiliante parfois, mon inspiratrice de conscience. Pendant l’application des lois scélérates du gouvernement de Vichy, elle avait créé des écoles improvisées pour recueillir les enfants juifs chassés des écoles et demandé plus tard à René Capitant, premier ministre du gouvernement provisoire installé à Alger dont elle faisait partie, que soit édictée une loi qui obligerait tous les Français, de quelque opinion et de quelque âge qu’ils fussent – alors qu’ils étaient si haineusement divisés et si férocement opposés les uns aux autres pendant cette période d’occupation ou «la chienlit» avait pris le pas sur l’ordre, sur l’état de droits et surla démocratie, où les combats entre milice et résistants frisaient souvent la guerre civile, ou les exactions, les règlements de compte étaient monnaie courante, où les internements et les exécutions capitales se faisaient sans tribunaux…–  à recevoir une éducation politique afin qu’ils soient aptes à devenir des citoyens actifs et concernés par la conduite du pays en vue de constituer enfin, sans plus de luttes partisanes ce peuple moderne, éclairé, pacifiste dont nous avions besoin…

      A cette proposition utopique, impossible à mettre en pratique, le Général de Gaulle, on le comprend, ne se rangea pas. Mais, reconnaissant toutefois la nécessité d’une éducation du peuple, il octroya à Christiane Faure, avec l’aide de Jean Guéhenno, la fondation et la création des Mouvements de Jeunesse et d’Éducation Populaire.

       Ne pas décevoir Christiane Faure, faire qu’elle apprécie les décisions que je prenais et les résultats qui en découlaient, fut un des principaux objectifs que j’eus pendant toutes ces années où je fus en activité d’enseignant. Mais je ne la revis jamais. Elle me fit parvenir, legs inestimable, en mai 76, un exemplaire du Discours en Suède annoté par Albert Camus, son beau-frère, qu’avait publié Gallimard lorsque Camus avait été décoré du prix Nobel et m’envoya son neveu, Jean Camus, en 1980, pour instruire le procès que j’intentai aux Éditions Hatier lors de la censure du livre de Michel Tournier illustré par Alain Letort : La famille Adam.

       En 1966, lorsque je décidai d’entrer en édition, je fis un voyage à New York pour mettre au point les statuts de la Sarl française qui me lierait à Harlin Quist et poussai pour l’occasion vers la Côte ouest, jusqu’à Océanside en Californie, où ma sœur et son mari vivaient avec leurs six enfants. Dans la chambre de mes trois plus jeunes nièces, près de leurs lits, je pus constater et déplorer, que chacune d’elle s’était constituée une petite bibliothèque qui ne contenait que ces fameux Little golden books contre lesquels j’avais eu à me battre, de 1951 à 1954, en conseillant aux parents de mes élèves d’autres livres que ces livres que la plupart de mes collègues considéraient comme faisant partie, sous le prétexte de culture, d’une tentative de colonisation américaine anti-communiste mais commerciale de nos enfants. Abordant le sujet avec mon beau-frère, fils d’un ancien colon riche d’Algérie, élevé dans le mépris des indigènes, et suggérant pour mes nièces qu’elles puissent accéder à d’autres livres que ces “petits livres en toc” je citai quelques titres de Tomi Ungerer et plus particulièrement l’album de Maurice Sendak Where the wild things are ainsi que quelques livres qu’avait publiés, en 1963, mon associé Harlin Quist. Le silence dont mon beau-frère me gratifia ressemblait, le connaissant bien et connaissant la façon qu’il avait toujours eu de ne compter pour rien et de mépriser même mes études secondaires, à une désapprobation radicale, annonciatrice d’une bourde qu’il m’assénerait fatalement pour s’estimer le plus fort. Et c’est ce qui advint. Aussi ne fus-je pas surpris lorsque je l’entendis me dire avec morgue mais à l’allure d’une rafale de mitraillette, qu’heureusement il n’était plus en France, que la France était ouverte à tous les vents, qu’il se félicitait d’avoir mis ses enfants à l’abri des livres communistes qu’on y trouvait partout, et qu’il pouvait maintenant dormir tranquille parce qu’il savait qu’ils ne liraient jamais Victor Hugo, ne se prendraient jamais pour Gavroche et qu’ils ne monteraient jamais sur les barricades pour prôner une Révolution…

        En fonction de ce qu’il était, de ses antécédents familiaux, sa conclusion tombait sous le sens : les USA étaient le pays le plus juste du monde et ces little golden books étaient, pour ses enfants, des albums parfaits.

       Je revins de cette visite aux États-Unis, de cette reprise de contact avec ma sœur, son mari, mon seul neveu et mes cinq nièces, et de ce deuxième rapprochement avec Harlin Quist – qui allait devenir mon associé pendant cinq ans –, avec beaucoup plus de doutes et d’inquiétudes que d’assurances. Mes réflexions me portèrent vers ceux, nombreux, parmi les politiques surtout, qui, perplexes, ne sont tributaires que des majorités qui les élisent mais qui peuvent aussi les désavouer et les renvoyer chez eux. Ces politiques, par contrainte, pour durer, sont bien obligés de ne jurer que par l’avis et les sentences du plus grand nombre. Aussi ont-ils souvent tendance, pour ménager leurs positions, de ne jurer et de ne baser leurs initiatives et leurs décisions qu’en se référant à la prétendue sagesse, perspicacité, intelligence de cette masse majoritaire de gens dont ils dépendent. Assimiler, selon le principe démocratique, cette majorité de votants au peuple a, chez nous, force de loi inaliénable. Loi ancrée dans nos mœurs et irrécusable que je n’entendais pas remettre en cause en 68... Sauf que, pour moi, il s’agissait alors de savoir si j’étais à la hauteur du rôle et de la tâche que j’envisageais d’assumer et si j’étais prêt à accepter la sanction que la majorité agissante, le qu’en dira-t-on, infligerait aux livres que je publierais puisque je reconnaissais bien qu’elle était seule habilitée à faire et défaire les réputations, à reconnaître ou à dénigrer les talents et les mérites, à récompenser les innovations ou à distribuer les blâmes…

         Le slogan «Le peuple a toujours raison» résume bien cette confiance que nous sommes tous tentés d’avoir, malgré nous parfois, en cette loi de ratification majoritaire et il faut bien reconnaître néanmoins que si cette loi est toujours, parce qu’elle est la loi du plus grand nombre et que ce plus grand nombre est le fondement de notre démocratie, inflexible et irréfutable, il arrive cependant aussi, parfois, qu’elle soit surprenante et déroutante, difficile à croire et à accepter, inimaginable même dans certains cas… 

        Pour ma part, en raison de tout ce que j’avais vécu depuis 1936, durant les deux guerres : celle d’Espagne puis notre guerre avec l’Allemagne, me méfiant de ces luttes et combats cruels qui s’étaient menés, massivement et bêtement selon mon petit raisonnement d’enfant, au nom, pour ou contre, d’idéologies politico-religieuses à prétentions et ambitions hégémoniques, j’avais toujours, par réflexe et mouvement de recul salutaire, préféré me tenir à distance de ce que je considérais comme étant le fruit de ces aveuglements d’aberrations de foule et de masse menant irrémédiablement à des hérésies qui, pour s’avaliser, se déclaraient nationales. Aussi, avais-je décidé, en mon for intérieur, de façon quasi instinctive, intuitivement, de ne jamais faire partie d’un clan, d’une secte, d’une religion, d’un parti politique…Et cela, quelles que soient les bonnes causes invoquées et quels que puissent être les objectifs qui les rassemblaient.

       Est-ce pour cette raison que j’ai pris l’initiative de ne concevoir et de ne publier que des livres qui n’étaient pas empreints de ces qualités stéréotypées aptes à séduire et remporter l’adhésion du plus grand nombre ?...

       Pari risqué néanmoins ! Que n’approuvaient pas mes commanditaires et que dénonçait même un jeune commentariste belge, pétri de préjugés, sur ce que devait être la littérature pour la jeunesse, en prétendant que les livres que j’avais publiés n’étaient pas intéressants puisqu’ils n’étaient pas devenus populaires…

       Je me souviens par contre, d’avoir dit très clairement – c’était en juin1974, dans les coulisses de l’émission Ouvrez les guillemets de Bernard Pivot –, à l’affligement de l’homme de dévouement qu’était Raoul Dubois, mon ami : «…que je ne voulais pas publier pour la masse». En sous-entendant par-là qu’il fallait que les enfants de cette masse défavorisée, que l’on accusait partout en généralisant et a priori, autour de moi, dans les milieux agissants de la littérature pour la jeunesse : d’ignorance, de mauvais goût, de manque de raffinement par incapacité culturelle d’appréciation…soient aidés et encouragés à faire l’effort de se hausser et de se hisser vers ce qu’un élitisme de classe, pour s’en flatter – et, pour ce qui était des marchands, les grands trusts d’édition ratisseurs afin de mieux les exploiter –, lui refusait délibérément.

       Raul Dubois m’accusa alors d’être un adepte de Michel Guy, celui que le tout récent Président Giscard d’Estaing venait de nommer comme Secrétaire d’état à la culture, qui clamait, haut et fort, pour bien marquer sa supériorité de riche que «l’art ne s’enseignait pas mais s’éprouvait», qu’«il ne croyait pas en l’éducation populaire et encore moins en l’éducation artistique»…

       Du temps de ma jeunesse, de 1949 à 1959,  pendant ces trop longues années où, comme des millions de mes concitoyens, j’étais, quoi que silencieusement taciturne, un jeune homme en colère, j’ai eu à gober et à subir les errements, les aberrations, les crimes, les divergences et les oppositions d’esprit qui résultaient, dans notre civilisation nord-occidentale, d’options religio-politiques allant des fascismes d’extrême gauche aux fascismes d’extrême droite, du capitalisme au communisme, des républicains démocrates aux dictateurs autoritaristes… selon un spectre politique qui nous était présenté comme inexorable au nom de “la guerre froide”. J’ai vu par exemple, après-guerre, d’anciens collaborationnistes minables revenir sur la scène en ne s’excusant même pas d’avoir sali l’honneur de la France et, à l’opposé, des héros de la Résistance, dédaignés et dénigrés parce qu’ils étaient communistes… Ces tristes exemples et ces témoignages m’incitaient l’isolationnisme, à prendre une armure pour me caparaçonner et, délibérément « à ne pas suivre la même route qu’eux »

       Mais pacifiste cependant et avant tout, adepte de Garry Davis, «le premier citoyen du monde» qui, en 1948, j’avais dix-sept ans, déchira son passeport américain, à Paris, devant l’ambassade de son pays, pour s'installer sous une tente dans les jardins du Trocadéro… je décidai et fis vœu, pour l’honorer, d’ignorer à jamais, quelles que soient la couleur de leurs opinions politiques, les choix faits par ceux qui feraient partie de mon entourage et avec qui je collaborerais. C’était une manière de proclamer que je considérais finalement que toutes ces différentes opinions politiques qu’affectaient tous ces individus, mes semblables, ces frères, faux frères et frères ennemis, que j’avais rencontrés et que je rencontrerais, ne les résumaient pas, qu’elles les distrayaient finalement de leur vérité, qu’elles ne les révélaient pas, qu’ils ne se révélaient pas par elles à eux-mêmes, qu’elles ne faisaient plutôt que de les trahir, sans témoigner, ou en témoignant mal, de leur humanisme.

Doté de cette armure, en individualiste, quoi de plus naturel alors que j’aie décidé, plus implicitement que délibérément, de ne pas m’investir dans un de ces nombreux groupes partisans qui me sollicitaient. Et que j’aie toujours préféré me tenir à distance des clans, des sectes et des écoles…en m’efforçant de ne pas me laisser entraîner dans des engagements de types moraux, affectifs, pulsionnels, logiques et raisonnables…afin de pouvoir rester, au risque de paraître inopérant, inactif et passif, un spectateur lucide et objectif, témoin de la velléité et de la faiblesse, de l’insuffisance et de l’inefficacité, séculaire, de nos décisions, actes et choix de bonne volonté, à tenter de rendre notre monde plus humain.

       Ma position, qui était de protection et de défense, fut donc, depuis mon enfance, et particulièrement au moment et après la guerre d’Algérie, d’enduire mon esprit d’une onction d’étanchéité, d’aspirer à une neutralité active, en ne souscrivant pas et en ne donnant pas prise, en me méfiant même de ce que        les masses majoritaires approuvaient. Même si je savais que ce retrait des joutes politiques me menait forcément à un individualisme de solitaire et de reclus, voué à l’ermitage, au désert, aux risques de l’égoïsme et de l’égocentrisme… avec le risque d’encourir, en sanction définitive, pour ne pas avouer d’aspirations solidaires à des fins de contributions consensuelles et fraternelles, le déni justifié de mes contemporains et de me faire carrément exclure.

       Ce sont certainement toutes ces raisons qui ont fondé mon individualisme et ma singularité et qui m’ont intuitivement mené à l’enseignement, au théâtre pour Jeune Public et à la littérature pour la jeunesse, puisqu’il me semblait que le seul espoir de contribuer à améliorer nos sociétés, dans tous les pays de notre civilisation Nord-occidentale, était en premier lieu, pour échapper à toutes ces aberrations nées d’options économico-religio-politiques, qu’elles aient été ou non adoptées par des majorités démocratiques, de ne compter que sur un renouvellement des mentalités par l’arrivée aux pouvoirs des jeunes générations. Ce renouvellement ne pouvant s’établir qu’à partir des enfants. Avec eux et grâce à eux, mais, bien entendu, avec l’assistance des passeurs et sous la conduite d’autres individualistes du même genre : les auteurs et les illustrateurs, ces voyants et ces éclaireurs de route, ces illuminés, dont l’imagination et le talent nous aident à entr’apercevoir, comme si un recommencement régénérateur du monde était encore réellement possible, notre avenir et ce que demain peut nous promettre de meilleur.

        On pourra voir dans ce souffle d’espoir qui m’inspirait et dans les efforts que j’ai tentés pour le mettre en œuvre, en fonction de ces “ambitions simples” qui m’animaient, de la fausse modestie et de la prétention, voire de la forfanterie et j’en conviendrais aisément. Cela d’autant plus aisément que, comme une condamnation, j’ai été et suis, et me vois vraiment encore aujourd’hui comme un exclu. Étant par ailleurs bien forcé, par les faits dont j’ai été l’instigateur, le bénéficiaire et la victime, de convenir que je portais en moi ce qui était la cause de ce qui m’est arrivé. La fiche identitaire que Jean-Pierre Séry, mon professeur de philosophie à l’École Normale d’Instituteurs d’Oran, avait, en 1949, dans le cadre d’établissement des “fiches équationnelles” de notre classe de futurs élèves-maîtres, défini de moi, d’après mes dissertations, révélait déjà ma différence, mes déficiences et mes limites : «…  affectif, timoré, intellectuel, non-actif, secondaire, idéaliste, incapable de consentir à la cruauté des vérités du monde et aux contingentements de notre condition humaine.»

       Ce décalage, cette inadéquation au réel, il fallait bien que j’en convienne, était ma marque de fabrique. A énumérer les situations graves et importantes de ma vie qui constituent, bien qu’abstraitement, les nœuds de rappel que j’ai pu faire sur mon fil jaune pour ne pas oublier les charnières marquant les étapes successives de mon parcours, je ne vois plus que la place disproportionnée que cette incompétence psychique entêtée, dont j’étais affligé et qui me caractérise, a tenu dans toutes les décisions que j’ai prises ou qu’il m’a fallu me résoudre à prendre.  

       Fin 1967, mendiant privilégié, comédien famélique, entretenu pas ma digne épouse, encore acteur mais déjà pourtant impliqué en édition, je faisais tous les soirs, à bicyclette, le trajet Boissy St léger-Paris et retour, pour me produire dans un café-théâtre de l’île Saint Louis, “Aux deux ponts”, où j’interprétais d’abord un de ces “dingues de voitures”, raté, paumé, imaginé par Guy Foissy, qui avait trouvé le moyen de s’acheter un véhicule ultra moderne qui se conduisait à la voix, mais qui n’avait plus un denier en poche pour se fournir en essence et alimenter son moteur…

       Puis ensuite et encore, d’avril à juin 68, toujours dans ce même café-théâtre de l’Ile Saint Louis, où je devenais encore un paumé, d’une autre sorte, dans une pièce d’Oscar Tarcov, un autre raté, d’une autre espèce, chaque soir et quelquefois en matinée, mis en scène par Harlin Quist, en entrant dans la peau d’un intellectuel égaré, écrivain torturé par la hantise de la page blanche, tellement préoccupé par les idées qui lui venaient en tête qu’il ne réussissait pas à les mettre en forme et qu’il en oubliait à la fois de vivre pleinement sa vie et l’existence même de son épouse…

       Notre cachet de comédiens, comme pour tous les comédiens qui jouaient dans ces cafés-théâtres très en vogue de cette époque “soixante-huitarde”, se résumait au bon vouloir des spectateurs, selon le processus d’un filet à “phinances”, qu’un de nous se dévouait à leur présenter à la fin du spectacle. Et comme les spectateurs étaient plutôt rares en ces soirées de mai 68 où barricades et pétarades incitaient plutôt les parisiens à rester chez eux, nos cachets étaient parfois réduits, une fois la recette partagée, à quelques francs à peine.

      C’était mon lot et je dirai comme le chantait Édith Piaf : « Non, rien de rien, je ne regrette rien !», car il est bien vrai que je recommencerais si c’était à refaire. Non, je ne regrette pas d’avoir pensé et décidé, en pédagogue humaniste sentimental et en père, que je devais m’adjoindre à tous ceux et celles, chargés ou non d’éducation, qui avaient décidé de se préoccuper de ce dont, intellectuellement, on nourrissait ces petites personnes à part entière, espoirs de notre avenir, qu’étaient les enfants. Me préoccuper est un mot faible pour dire à quel point j’étais prêt à affronter pauvreté et misère pour mieux m’engager à intervenir dans la contestation et les revendications – De quoi j’me mêle, pourrait-on dire ! – contre une économie éditoriale marchande abusive, exploitatrice du filon que les enfants représentaient pour elle…Ceci, simplement encore, par souci de leur cause et de ces droits qu’ils n’avaient pas et que l’Unesco ne leur reconnaîtra que dix ans plus tard en 1989.

       Plutôt que de conter aux enfants des contes-sornettes pour les endormir– ce que faisait très bien le Père Dodo chaque soir dans ce fascinant piège à attrape-nigauds qu’était le petit écran de la télévision –, je préférais revenir plus franchement aux contes d’avertissement et de mise en garde que, de tout temps, notre sagesse ancestrale et notre désir de secourir les plus fragiles d’entre nous, avaient imaginé pour les protéger et les prévenir afin qu’ils ne soient pas démunis lorsqu’ils auraient à faire face aux aléas de la vie.

       Si Pierre l’ébouriffé, Les télémorphoses d’Alala, et Ah ! Ernesto, sont les trois livres publiés qui me semblent les plus révélateurs de l’esprit 68, je ne peux m’empêcher d’inclure dans cette liste ma version de Petit Poucet qui ne paraîtra qu’en 1974 chez Grasset mais qui était déjà bien avancée et prête pour une publication dès cette époque-là. Ceci pour deux raisons majeures qui sont en corrélation parfaite avec l’esprit de mai 68. D’une part, il s’agissait pour moi de remettre à l’honneur, non plus des versions édulcorées, insipides et falsifiées de nos contes de la tradition orale comme il en existait beaucoup sur le marché – dont celles ineptes entre autres, venant d’Amérique, écrites et illustrées par Paul Galdonne – mais des versions adultes et personnalisées, «passionnalisées» dirait Roland Barthes, retranscrites fidèlement de la tradition orale, avec cette virulence et cette cruauté qui font leur universalité. Et, les remettant à l’honneur, de  provoquer ainsi, ouvertement, rien de moins que les différents Ministères de l’Éducation Nationale qui, depuis 1945, sous la pression de pédopsychiatres de plus en plus influents, avaient exclus et interdit à ces contes – y compris ceux magnifiquement retranscrits par Charles Perrault –, le droit d’entrer dans nos écoles.

       Mais, ne nous trompons pas, toute admiration gardée pour Charles Perrault, alors que je reconnaissais bien les qualités inégalables de toutes les versions qu’il avait tiré des contes de notre tradition européenne, il s’agissait aussi pour moi, dans la lignée des analyses tirées par Marc Soriano dans sa quête de vérité sur l'auteur et sur son fils Pierre d'Armancourt, de tenter de remettre les pendules à l’heure et de reprendre à Perrault, un seulement de ces contes qui l'avaient rendu célèbre, celui du Petit Poucet, pour le remettre dans la perspective authentique des différentes versions européennes qu'il avait utilisées. Mon but n’étant pas, on peut le comprendre aisément, que ma version soit admise et entre à la cour du roi soleil ou à l'Élysée du Président Giscard d'Estaing.

       L'objet de mon déni ne portait que sur les deux moralités que Charles Perrault tirait de ce conte de pauvres et il me semblait nécessaire et indispensable, puisqu’elles étaient abusivement et bassement matérialistes, de les extirper de la portée générale du conte pour lui redonner, dans l'épilogue, cette valeur spirituelle, humaniste correspondant à notre foi chrétienne, qui prévalait dans la plupart des versions traditionnelles de notre continent.

       Remettre à l’honneur ces contes et les restituer dans leur force originaire, selon les différentes interprétations que des écrivains contemporains pourraient leur insuffler, faisaient aussi partie du vœu de Marc Soriano. Un vœu dont il nous fit part gravement, en insistant même, le jour où il m’invita à assister à une communication que Michel Tournier faisait devant ses étudiants de ParisVII-Jussieu pour le rencontrer. Vœu qui incitera plus tard Michel Tournier à écrire, en me reprochant de n’être pas allé assez loin dans ma version du Petit Poucet, sa propre version du conte : La fugue du Petit Poucet.

      Ce projet de restauration des contes de notre patrimoine fut certainement, de tous mes projets d’édition, le plus ambitieux et le plus téméraire. Mais il n’avait d’autre but que de plaider en faveur de Sartre, le Sartre philosophe qui préconisait comme ligne de vie et objectifs de réussite à poursuivre, deux notions très précises : celles de «l’engagement» et de «l’authenticité de l’être». A la fin de ma version du Petit Poucet, la morale que je tirais de ses exploits se résumait à «les oiseaux qui ont toujours suivi ces pas, viendront lui rappeler – en lui dérobant ses brocards – qui il est, et qui il doit être, avec ou sans le sou»  

       Ces deux objectifs sartrien, que j’avais inscrits comme ligne de conduite dans mon fil jaune lorsque je les avais découverts en classe de philosophie, ont toujours été, depuis ce temps, mes balises d'action. Ils m’apparaissaient être alors et paraissent toujours être encore pour moi aujourd'hui, les viatics idéals nous assurant, au prix dérisoire d'une conquête, ferme et constante, que nous devions mener pour devenir nous-même, la seule réussite possible et valable que nous pouvons tirer de notre exploration-exploitation de notre champ de vie.       

      C’est ainsi donc, avec dans la tête et sur mon dos, cette lourde besace en viatique, qu’après être entré en édition en 1966, nourri de tout ce que ces auteurs du monde entier, en émissaires et porte-flambeaux de la littérature – la littérature étant pour moi synonyme de sagesse et de réflexion profonde sur ce qu’est et peut devenir en s’améliorant notre condition humaine –, m’avaient si généreusement offert, je me suis trouvé en mai 68, endetté et sans un sou vaillant, mais conforté et encouragé par les bouillonnements d’une jeunesse exacerbée qui jetait des pavés sur les représentants d’un ordre qui refusait de se remettre en cause. Mon fils avait quinze ans et je pensais : «Voilà qu’ils font enfin ce que nous rêvions de faire, que nous aurions dû faire mais que nous n’avons pas eu l’audace de faire !»

      Je suis convaincu que ce sont ces contestations et ces révoltes, assorties des revendications de reconsidération qu’étudiants et ouvriers réclamaient qui m’ont permis de garder la tête hors de l’eau et, coûte que coûte, qui m’ont déterminé à continuer le périple amorcé. Fidèle à ce cher maître qui m’avait permis de prendre confiance en moi, sa formule «Tu peux donc tu dois» étant toujours dans mon esprit, j’estimais alors devoir tenter, en simple porteur de relais, probablement afin que ce fil jaune de continuité ne soit pas rompu, de mettre en œuvre mes “simples ambitions”. Simples mais tenaces, celles de retransmettre, aux enfants et à la jeunesse de mon pays, ce double capital dont, d’une part, au fil des ans, mon fil jaune, pour le premier j’avais bénéficié, et, d’autre part, pour le second, celui que je m’étais acquis.

       Voilà ! Oui, voilà retracé à grands traits, partiellement, quelques étapes du parcours que je pris, sur le conseil de Christiane Faure, pour servir cette mission d’action culturelle dans laquelle je m’étais engagé. Ces étapes sont forcément liées et reliées entre elles puisqu’elles découlent les unes des autres  et se suivent comme peuvent l’être, dans un gymkhana ou dans un labyrinthe, les différentes portions des chemins assortis d’embûches à parcourir avant de trouver la sortie.

       Pour que Thésée soit libre, pour qu’il se libère, pour qu’il sorte du labyrinthe, il fallut qu’Ariane lui donnât un fil. Un fil qu’il n’avait plus qu’à suivre pour se retrouver à l’air pur… Pour mon bonheur, j’avais eu mon Ariane et je me suis efforcé, croyant au sortilège symbolique, de suivre aussi un fil… Ce fil jaune qui, s’inscrivant dans mon ombre, me suivait aussi… me suivant pour tout dire autant que je le suivais, plus ou moins bien, plus ou moins mal, sur tous les différents chemins où je me suis engagé, avec, pour seul souci en tête d’assumer ma cohérence, d’être fidèle et de tenir mes promesses. Les promesses que je m’étais faites à moi-même et celles que j’avais faites à mes proches, à mes maîtres : René Rabier et Amédée Blanc, et à mon inspectrice Christiane Faure.  

                                                   François Ruy-Vidal, 20 avril 2018,

                                   Revu et corrigé le 2 mai puis encore le 3 mai 2018

                                         Et revu et corrigé à nouveau le 5 mai 2019.

 



08/05/2019