2020... 1971. DU DANGER DES IMAGES AU LANGAGE DU DIABLE
La perception des images et leur diffusion, a toujours été, depuis l'apparition, au tout début de notre ère, des trois religions monothéistes, l'occasion et l'objet de multiples controverses, contradictions, fausses interprétations et, parfois même, la raison motivant de strictes interdictions.
Croire qu’en raison de la banalisation de l’utilisation des images dans nos systèmes modernes de communication (presse, cinéma, télévision, publicité, affichage) auraient permis de nous immuniser et de nous affranchir de ces interdictions serait un leurre car, encore à notre époque, et en raison même de la multiplicité de ces afflux d’images de toutes sortes, chargées et dotées d’intentions diverses et provenant souvent de sources difficilement contrôlables, ces interdictions ont tendance à s’exacerber et à s’entériner pour faire partie des déontologies réglant les multiples branches des sciences et disciplines de la connaissance.
Pour ces trois religions monothéistes mais à divers degrés de rigorisme, le fait de représenter la créature humaine ou les simples choses de la nature et de s'efforcer, au plus près du vraisemblable, de reproduire et de transposer leur réalité, était considéré comme une usurpation blasphématoire. A «Dieu seul, divin maître et créateur de toutes choses» devait revenir, et être réservé, le privilège insigne de créer.
Toute reproduction figurative du réel était bannie et susceptible de pénalités.
Par la suite, pour ce qui relève des religions chrétiennes et juives, cette interdiction radicale s’amenda et, pour ce qui est de la religion catholique, seules furent autorisées les images qui glorifiaient le Dieu tutélaire, son fils, fait homme, le Christ, et l’Esprit saint –au nom de la formule célèbre : un seul dieu en trois personnes – ainsi que la Vierge Marie, les Saints prophètes et forcément les adeptes divers, voire même le Démon et ses anges aux cornes et aux pieds fourchus, figures maléfiques, opposées et antinomiques à celles représentatives de la bonté divine. Depuis la Renaissance italienne, on ne finirait pas de se féliciter de toute la statuaire et de tous les chefs-d’œuvre de peinture qui, pour orner les cathédrales, Églises et autres lieux de culte, magnifient les histoires saintes tirées de la Bible.
Ce qui nous permet de dire que seules les “images pieuses” étaient autorisées. Celles qui allaient dans le sens de l’idéologie d’endoctrinement catholique. Les autres images étant considérées, parce que supposées dispensatrices de charges contraires ou non conformes à l’idéologie d’endoctrinement catholique, comme des “images profanes”, émanant de l’inspiration du Démon et des forces du Mal.
Un état de fait, fonction de cette dualité Bien et Mal, par voie de conséquence, s’imposait alors dans l’esprit de tout un chacun de façon binairement simpliste : les images ne pouvaient être que de deux sortes, d’une part les “ images pieuses” et d’autre part les “ images profanes”. Les premières étant autorisées parce que sanctifiées par les sujets religieux qui les avaient induites, les secondes étant taxées de vulgarités donc de dangerosités et de nocivités et, à ce titre devant être, interdites et proscrites parce qu’elles étaient profanes.
Sans porter de jugement sur ces lois du passé puisque les rapports entre l’Église et l’État ont considérablement évolué depuis 1905 et la séparation de leurs deux pouvoirs, les constats dressés au fil du temps, parlant d’eux-mêmes, on ne peut s’empêcher de penser que toutes ces considérations d’évaluation du “langage des images” et des réticences et suspicions, plus ou moins justifiables en fonction de l'évolution de nos civilisations, dont il a été l’objet, ont eu pour point de départ l’originalité spécifique de notre faculté visuelle et de notre regard. De celui que nous portons machinalement sur les choses, tout simplement parce que nous avons des yeux pour voir.
Comme l'a si bien signalé Junod dans son livre : Transparence et opacité : essai sur les fondements théoriques de l'art moderne , l'image a toujours été associée, dans “notre” tradition judéo-chrétienne, par suite d'un envisagement traditionnel symbolique, à notre fonction physiologique réflexe de voir et, d'une manière encore plus précisément spécifique, d’être liée à notre système sensoriel et à nos émotions, c’est-à-dire à nos pulsions et forces instinctives, parties de nos individus les plus tribales, donc les moins contrôlables et par conséquent, de représenter, pour l’Église qui s’est toujours arrogé une volonté d’incarner la bonté inflexible de Dieu, sa justice sur terre et son exemplarité, les facultés les plus suspectes de notre organisme.
D'où ma dénomination de “Langage du diable”.
Par contre, et par association compensatrice probablement, après bien des interdictions toutefois – livres brûlés et condamnés au Moyen Âge et au 16ème siècle pour ou contre le protestantisme – le texte écrit est maintenant toujours rattaché à l'esprit, et à l'intellect notamment, pour être radicalement distingué des fonctions instinctives et sensorielles de notre individu. Donc à notre faculté de contrôle, de réflexion, d'équilibre et de raison... qui nous permet d'être en mesure de nous élever spirituellement en nous distanciant de la bestialité et de la matérialité du corps... Ce qui nous induit, pour tout dire, à penser, illusoirement, que nous avons une âme et que cette âme pourrait forcément nous prémunir contre le danger des images…
Ce qui serait, par spiritualisme béat, oublier que l’esprit aussi est susceptible de nuisance !
Ces réflexions diverses me menant au point de dire que nous sommes, depuis l’Après-guerre, par suite des différentes découvertes technologiques scientifiques en imprimerie et informatique notamment, livrés, corps et âme, aux différents pouvoirs des images que nous concoctent nos nombreux pourvoyeurs et producteurs, plongés et immergés dans cette « civilisation des images » inexorable et que nous sommes bien obligés, enfants et adultes tout aussi bien, à différents degrés de dangerosité, d’être contraints à assumer les effets plus ou moins traumatisants de notre confrontation avec ce flux harassant et excessif d'images de toutes sortes et de toutes qualités.
Dans le fil de ce raisonnement, des distinctions s'imposent. Si notre lecture des images s'effectue bien et avant tout avec nos yeux, nous les appréhendons toujours, d’emblée pour ainsi dire, avant de les regarder éventuellement pour les comprendre, sans y mettre la moindre volonté, par le seul fait que nous les voyons parce que nous avons des yeux pour voir. Voir n’étant pas pour autant regarder.
Cette appréhension systématique des choses par notre fonction de voir se faisant machinalement grâce à nos facultés sensorielles en alerte constante (nos cinq sens) c'est à dire grâce à nos fonctions organiques, physiologiques et psychologiques de défense et d'exploration de nos environnements. Cette fonction constituant avec d’autres aussi subtiles, ce réseau de radars sensoriels de discernement que Marshal Mc Luhan a appelé notre "sensorium".
Dire que ce "sensorium" primitif, est toujours opérationnellement en état d'éveil et d'attente et en état d'intervenir, quelle que soit la qualité ou la densité en charges émotionnelles des images qui nous sont soumises et quels que soient notre maturité psychique ou notre niveau de culture, me semble relever, à moins d'anomalies graves et irréparables de notre organisme, de l'évidence et de la Palisse.
Ajouter par ailleurs que notre sensibilité affective ne pourrait d'aucune manière se sentir profondément concernée, interpellée, voire menacée, par des images, qu’elles soient pieuses ou profanes, banales ou chargées de sens, relèverai de la pire des idioties. En précisant toutefois que les dangers potentiels que les images recèlent se manifestent en nous dans les interprétations qu’elles induisent dans nos esprits, selon la manière dont on les lit. C’est-à-dire selon la force et la fermeté de notre esprit, selon ses acquis, ses connaissances et sa culture. Et qu’ils sont d’autant plus pernicieux que la personne est plus fragile.
Si les images ont parfois, en germe, par simples allusions et par ensemencement en nous, des torts potentiellement traumatisants, il faut bien reconnaître que c’est bien, parce que nous les voyons et que nous les lisons, par leur lecture en somme que, selon notre culture ou notre inculture – au sens large du terme impliquant religion, politique et philosophie psychosociale –, nous sommes en mesure et en état d’en faire.
Néanmoins, en matière de pédagogie et de sciences de l’éducation, ou tout simplement de livres de loisirs et de divertissement, ce qui peut préoccuper les institutions de prescriptions et plus particulièrement, parmi leurs membres, ceux et celles qui ont des convictions religieuses ou politiques déterminées, lorsque nous parlons de danger des images et de langage du Diable, sont ces images qui, parce qu'elles sont chargées de sens concrètement et clairement exprimés ou habilement masqués mais toutefois perceptiblement suggérés et suggestifs, peuvent choquer ou blesser un individu, plus particulièrement encore s’il s’agit d’un enfant, en bonne santé physique et mentale, alors qu'il n'est pas encore maître de ses capacités intellectuelles ni en état de pouvoir assumer son identité, sa personnalité, son sens critique et son libre arbitre.
Alors, pour ne s'en tenir qu'à ce seul objectif d’information et d’enseignement, il me semble évident de pouvoir dire qu'il faut, pour qu'une image nous concerne ou nous affecte, qu'elle soit porteuse et révélatrice de vérités humaines indubitables. Et que ces vérités humaines soient mises en scène de façon figuratives et interpellatrices, afin qu'elles soient, parce qu'elles sont empreintes et supports de charges émotionnelles, susceptibles de transmettre au lecteur-regardeur, émotionnellement et sensoriellement, leurs contenus figurés.
Généralement figurent, parmi cette qualité d'images interpellatrices, chargées de sens, celles caractéristiques qui sont représentatives de ce fond commun de notre condition humaine – en art nous parlerions d'images archétypales – celles qui nous renvoient aussi bien à nos réalités profanes, triviales, bien matérialistes, qu'à des notions spirituelles et mentales de notre imaginaire, des plus allégoriques, métaphoriques ou métaphysiques. Ces images chargées de sens, qu’elles soient pieuses ou profanes, étant plus particulièrement, en raison de leurs charges informatives et instructives, les plus souhaitées, les plus attendues, réclamées et espérées de nos semblables parce qu’elles sont toujours, à leur réception, colorées de nos attentes et de nos interprétations, voire de nos fantasmes.
Ce qui m'oblige à préciser que ne seront pas prises en compte dans cet article, les images banales, celles strictement descriptives, se limitant à la reproduction figurative du réel – celles qui obéissent au principe horacien de reconnaissance de leur conformité avec des éléments de la nature –, puisque par définition, en raison de la simplification de leur structuration, elles seraient soit dénuées de toute possibilité d'affectation sémiotique implicites, soit privées de toute allusion d'ordre culturel (politique ou religieux ou psychosocial) référentiel, symbolique ou allégorique...
Que ces images banales, plates, sans os ni âme, fassent les choux gras des illustrateurs spécialisés dans la fabrique de l’imagerie imitant les dessins d'enfants, typiquement représentative de la “littérature enfantine”et des éditeurs qui les commanditent en exploitant la naïveté des masses populaires, ne nous oblige pas pour autant à les prendre en considération alors pourtant que, justement, par leur insignifiance et par leur manque d'ambition culturelle, elles me paraissent, par omission, parce qu'elles sont en surabondance et qu'elles supplantent et discréditent même des images plus nourrissantes, aussi nocives que les images les plus dangereuses.
Par contre pour ce qui est des autres images, c'est parce que, de prime abord, nous les recevons – sans préparation possible lorsqu'il s'agit des enfants – alors qu'elles sont complexes, lourdes de sens, ambiguës, provocatrices... avec nos facultés émotionnelles nues, qu'on peut supposer légitime que des clercs se soient autorisés à décider que ces images étaient susceptibles de falsifier notre jugement intellectuel perceptif objectif au point de pouvoir perturber notre équilibre mental et nos forces de jugement. Le père Maurice Cocagnac, Augustin de son prénom choisi en référence à Saint Augustin,, directeur du département jeunesse des Éditions du Cerf, ira jusqu’à prétendre, en fin de l’année 1967, en parlant des images des livres que j’avais publiés, que je forçais l’esprit des enfants.
Je ne fais pas partie de ces clercs et ne me suis jamais rangés à leurs thèses d’interdiction, de proscription et de censure. Pour deux motifs très précisément ancrés dans mes convictions et options éditoriales qui, en premier lieu se voulaient être d’encouragement à l'expression, à la création et au renouvellement des formes littéraires et graphiques de la littérature pour la jeunesse et, en second lieu, parce que j'estimais que ces thèses de prévention et d'interdiction étaient postulées en a priori et préventivement, d’une manière totalitaire généralisante et qu'elles étaient, donc, susceptibles de décourager les novations et propres à susciter, dans l’esprit des pourvoyeurs et fournisseurs d’images et de leurs éditeurs, des autocensures.
Selon mes expériences de lecture des images, celles effectuées depuis la prime enfance à la contemplation des images-photos reproduisant les tableaux qui figuraient dans les deux tomes du Larousse, mes déductions intimes étaient que c’était parce que nous suspections nos émotions, toujours considérées dans l’esprit du commun des mortels, comme de mauvais juges et parce que la lecture des images faisait appel à nos émotions et à notre système sensoriel, avant de faire appel à notre sens critique, que nous choisissions, la plupart du temps, de nous méfier des images, de leurs pouvoirs et de clamer surtout leurs dangers potentiels avant de citer leurs vertus bénéfiques.
De là vient probablement aussi, pour ce qui est de l'éducation des enfants, conformément aux principes de neutralité de notre enseignement laïque, cette méfiance généralisée et accréditée, sans réhabilitation possible, du rôle et de l'utilisation des images en classe. Je rappelle ici que nous n’avions pas le droit de nous servir en classe de livres autres que les manuels scolaires, produits et fournis pas des éditeurs scolaires accrédités par le Ministère de l’Éducation Nationale. En 1966, alors que j’avais repris mes fonctions d’instituteur, rue de Picpus à Paris, le directeur de l’école, ira jusqu’à me reprocher d’avoir constitué dans un placard de ma classe, une bibliothèque qui était approvisionnée par tous les livres que j’avais personnellement jugé bon d’apporter et par ceux que mes élèves avaient ajoutés.
Mais ne soyons pas naïfs. C’est de l’imagination des artistes dont on se méfie encore et dont on se méfiera toujours. C’est de l’expression artistique qu’on a peur parce que l’on sait très bien que symboles, allégories, références culturelles, caricatures ... sont et seront toujours, par transpositions artistiques, les mêmes éléments archétypaux, caractéristiques des resurgissements des différentes étapes de conquêtes de notre histoire humaine, inlassablement et éminemment présentes dans notre civilisation, qui affleureront toujours le plus spontanément et le plus naturellement dans l'esprit d'un artiste. C’est de cette nourriture-là que lui viennent ses inspirations.
En fonction de quoi, on ne devrait pas s’étonner que ces artistes soient à l'affût, en raison de leur sensibilité, aux affleurements possibles de ces luttes et combats menés pour les conquêtes menées au cours de l’élévation de notre condition humaine, et qu’ils ne puissent s'empêcher d’être tentés de révéler ou simplement de laisser transparaître, exprimés en images, toutes les réminiscences, païennes ou religieuses, les conservatismes autoritaires ou les mouvements d'émancipation et de libération, afin d’éclairer leurs semblables.
Il s’agit en général, pour ces artistes, de revenir aux sources et aux racines profondes de notre civilisation qui les ont inspirés et de les transmettre, en rappel, afin qu’elles soient pérennisées.
Devant le flot prévisible déversé sur le marché – par suite de la multiplication des procédés mécaniques de leur reproduction – d'images chargées de significations multiples, diverses et incontrôlables, et pour des raisons de défense de leur propre empire de sectorisation, on peut comprendre que les différentes autorités laïques et religieuses, se soient laissées aller, tacitement et sans discernement avoué, dans le souci légitime de prévention et de protection des enfants, à une expurgation des contenus et, en conséquences, au déni et au mépris de certains rôles et fonctions que les images contemporaines ont ou pourraient avoir.
De là aussi, l'explication pour ce qui concerne les enfants, l'apparition, dans le courant du 19 ème siècle, au fur et à mesure que se précisait leur statut, de toutes sortes de théories d'interdictions, plus politiques que sociales, fondées sur ce principe de précaution et de prévention.
Théories très sévèrement et rigoureusement appliquées par des chartes explicites et très rigoureusement observées et dans les productions pour la jeunesse jusque dans le début des années soixante, alors que les enfants étaient et sont livrés par ailleurs et au même moment, dans la rue ou à la télévision, à des flux d'images qui, en raison de leur nombre sont forcément incontrôlables alors qu’elles sont, même et parfois en raison de leur insignifiance, perturbatrices, corruptrices et révélatrices de pulsions humaines plus que douteuses dont celles manifestes et omniprésentes d'une libido, plus ou moins mal sublimée, présentée, pour mieux "passer", comme biologiquement naturelle alors qu’elle 'est tout simplement pornographique.
Je ne nie donc pas le fait que, pour les enfants, leurs confrontations, inopinées ou non préparées et non averties, avec certaines images, lourdes de sens, puissent les exposer à des répercussions psychiques fortes, parfois violentes, voire même traumatisantes... causes de fixations morbides et d'obsessions cauchemardesques... ces faits sont indéniables !
Mais ma question reste alors en suspens. Comment, au lieu d'interdire, pouvons-nous, pédagogiquement, envisager les possibilités de lutter contre ces dangers potentiels des images ?... N’existerait-il pas un vaccin immunisant contre ce langage du Diable ?...
Écrit en 1971. (à suivre)