2002. UNE PHRASE...UN ARCHEVEQUE...UN PROCES : 20
Souvent, presque toujours, il faudra du temps, de la volonté, de la patience, de la fidélité à une parole donnée et de l'endurance, pour qu'une graine germe, qu'une plante pousse, fleurisse et porte son fruit...
Qu'on soit auteur solliciteur ou éditeur sollicité, ou bien l'inverse, certains textes, qu'il nous a semblé si évident de devoir écrire et que nous souhaitions si ardemment voir publier, n'arrivent parfois à prendre forme, à devenir des livres, qu'après un long parcours d'obstacles et des cheminements inutiles. Certains de ceux-là ne seront peut-être jamais mis à la disposition du public, n'arriveront peut-être jamais entre les mains du lecteur.
Quand on publie pour les enfants, attribuer ces obstacle aléatoires au hasard des conjonctures, aux impératifs meurtriers du marché, à la désinvolture de ses recruteurs pourvoyeurs que sont les commerciaux du livre ou bien encore – le plus souvent –, à la non adéquation de ce livre aux attentes du public, au manque d'attractivité du titre ou des illustrations, à l'inconséquence des poncifs, des préjugés et des règles de prescription... serait faire preuve de candeur ou d'angélisme.
A l'opposée, quand un livre n'est encore qu'à l'état de projet et qu'il s'attire, avant que d'exister concrètement, les foudres des instances morales de surveillance des productions pour la jeunesse, comment accepter de penser que ces textes qui ont été authentiquement pensés et écrits par des écrivains de talent et que nous avions choisis, au titre de chargé d'édition, de retenir parce qu'ils nous semblaient indispensables à l'élargissement de la réflexion des enfants, aient pu nous tromper au point de nous masquer toutes les charges nocives qu'ils contenaient?...
Comment voir, dans ces textes, ce que nous n'avions pas vu et que nous continuons à ne pas voir?... Comment, pouvoir continuer, face à un comité de lecture équivalant à un conseil des sages, à nous convaincre que nous ne nous sommes pas trompés?... Comment se résigner à adhérer à des interprétations qui sont contraires à nos convictions?... à nous ranger à des arguments que nous réfutions?...Comment imaginer qu'on ait pu, par aveuglement, donner notre aval, avec tant d'enthousiasme, à un tel projet, alors qu'il pouvait être considéré, par d'autres personnes, comme pétri d'idées perverses et d'images pernicieuses?...
C'est exactement ce qui m'est arrivé tandis qu'au titre de concepteur d'édition – fonction que j'exerçais aux Editions Hatier/L'Amitié, entre 1979 et 1982 – je m'apprêtais à publier La famille Adam, une nouvelle écrite par Michel Tournier dont les illustrations avaient été confiées à Alain Letort.
A cette époque-là de mon parcours d'édition, après vingt ans de pratiques dans le champ éditorial à l'intention des enfants, rares pouvaient être, dans le métier, les personnes qui auraient pu essayer de me faire passer pour inconséquent, farfelu ou candide. Et effectivement, je n'étais ni farfelu, ni candide ni inconséquent.
Ni inconscient, ni perfide, ni rusé non plus!
Je ne cachais pas mon jeu. J'avais eu mon lot d'échecs et d'expériences négatives puisque que j'avais été parfois, trop souvent, accusé du pire. La plupart du temps par des femmes, chevilles ouvrières, "agentes" d'exécution, d'autant plus radicales qu'elles agissaient aux ordres, par conviction religieuse ou par nécessité de salaires, dans des sociétés d'édition à hiérarchie préférentiellement masculine orientées idéologiquement selon des objectifs précautionneux, conformistes et conservateurs.
Au sein de ces incontournables mais arrogantes pyramides de pouvoirs, établies le plus souvent, avec le soutien d'appuis bancaires, autour d'actionnariats familiaux, l'obéissance, le zèle et la fidélité aveugle à "l'esprit maison" et aux politiques éditoriales décidées par le consortium directeur, importaient plus que toute autre prérogatives et, en tout cas, plus que les dynamismes ou que les initiatives de renouvèlements que pouvaient apporter et proposer des membres extérieur au noyau familial et au consortium financier directeur.
Dans ce genre de bastions fonctionnant en vase clos, où les nécessités des secrets s'imposaient, où les syndicats ont rarement droit de mettre leur nez, les principes démocratiques, avaient du mal – tel était mon constat –, à trouver un chemin, pour se faire admettre et encore moins pour être appliqués. Comme dans l'armée et comme dans les maisons de maîtres c'était plutôt à la docilité, à la soumission, à la servilité même des gens recrutés à l'extérieur de ce noyau directeur, qu'il était fait appel.
L'adhésion inconditionnelle aux idées venues d'en haut était même fortement recommandée si on voulait avoir une chance de continuer à faire partie du personnel de la maison et de percevoir son salaire.
Devant cet affligeant constat, il m'est arrivé un jour, dans un mouvement d'indignation, interpelant brutalement une de ces "employées" pour qui j'avais de l'amitié, dont j'avais apprécié les compétences, l'originalité et la pertinence des points de vue, en vue de l'affranchir de cette résignation qu'on lui avait imposée et dont elle était prête à s'accommoder pour le restant de ses jours, de la traiter "d'homme de main". Expression violente et terrible, je le reconnais, mais qu'à la réflexion, rétrospectivement, je ne regrette toujours pas d'avoir employée, tant elle me parait encore, de nos jours, avoir parfaitement correspondu à la révolte légitime que méritaient ces pratiques bourgeoises contraignantes, humiliantes et révélatrices de "mœurs" héritées du siècle dernier.
Bien avant de devenir éditeur pour la jeunesse, j'avais pu vérifier la puissance de certains textes et mesurer sur moi-même la profondeur de leurs effets. Je savais donc combien, lorsque je pris la responsabilité de publier pour les enfants, on devait prendre soin de préciser les âges de recommandation de chaque livre, puisque j'avais admis que tous les textes, parmi les plus intéressants que je pourrais retenir, n'étaient pas, ou ne seraient pas, selon les angles d'où on les examinerait, considérés comme innocents.
J'étais même persuadé, pour l'avoir plusieurs fois vérifié sur moi-même, qu'ils étaient parfois des brulots et des détonateurs susceptibles de contrarier nos idées reçues et de bouleverser nos consciences.
Sans la moindre hésitation, dès mon entrée en édition, mon choix professionnel avait opté pour ce genre de livres qui stimulent et qui éveillent lucidité, conscience et libre arbitre. Il ne serait jamais question pour moi de publier des contes pour endormir les enfants et autres "dirlidondaines" dont le marché d'ailleurs regorgeait.
Même si cela peut paraître prétentieux, j'avais toujours en tête, bien qu'inconsciemment, les longues luttes, meurtrières parfois, qu'avait dû mener, contre le pouvoir autocrate des élites civiles et religieuses dirigistes, les gens du peuple, les gens de peu dont je me sentais faire partie, pour que s'inscrive enfin, dans les actes et les acquis de la Révolution Française, la liberté d'expression. Une liberté souvent menacée d'interdiction dans les périodes troublées qui mettaient en péril l'ordre civil et l'organisation de notre société.
Quitte à m'entendre encore traiter de "petit soldat", j'assumais et avouais que j'étais une survivance de ces combattants-là et que j'entendais bien servir, pédagogiquement, pacifiquement mais résolument, cette cause là et nulle autre qui m'en détournerait.
Causes et convictions s'alliant les unes aux autres, mes investigations pour recruter des auteurs et des illustrateurs n'étaient jamais occasionnelles. Les textes qui répondaient à mes demandes ou qui correspondaient à mes objectifs devaient forcément porter, dans leur trame, des traces de cette volonté de servir l'expression libre d'idées et d'images qui, plutôt que de bouleverser les consciences, les émanciperaient, les enrichiraient et les élargiraient.
J'estimais que ces écrits à destination des enfants au-dessus de sept ans, devaient, tout en étant pourtant faits de mots et d'idées simples, contester et déstabiliser, par l'humour autant que possible, nos routines et habitudes de pensées pour nous aider à nous remettre en question.
Je souhaitais que ces textes, dont j'étais en quête, s'inspirent de nos mythes et croyances fondamentales. Qu'ils soient, sans que par la forme on ne les charge trop dramatiquement, empreints d'autant de sens humain profond que la littérature pour adultes ; qu'ils soient auréolés d'ondes imperceptibles, porteurs de résonnements inaudibles mais évocateurs pourtant de malédictions insoupçonnables ; qu'ils incitent les lecteurs, petits et grands, à se reposer, sans aucun espoir de réponses certaines, ces éternels dilemmes et questionnements, qui ont toujours tourmenté les humains : sur le bien et le mal, sur les origines de l'homme, sur ses finalités sur terre, sur la mort et sur l'après vie…et aussi, bien entendu, sur le sexe des anges...
C'est parce que je me mêlais de ces sujets-là que les livres que je publiais dérangeaient. Sans aucun doute possible, c'est parce qu'ils maniaient les mêmes clés, lesquelles déclenchaient les mêmes ressorts, que ces sujets étaient devenus tabous lorsque des profanes s'en mêlaient. Ils seraient, – c'est ce qu'on voudrait nous faire croire – "réservés" à ceux qui sauraient mieux que nous en parler.
En tout cas, ce que je constatais en 1980 exactement, était que ces sujets brûlants pouvaient encore susciter, attiser, enflammer et retransmettre, parmi les clercs et les duègnes de la littérature pour enfants, et parmi tous les autres producteurs (trices) et prescripteurs (trices) au nombre duquel je me comptais, les mêmes vieilles ratiocinations porteuses des mêmes querelles rabâchées sans cesse alors qu'elles étaient sans issues.
En fin de colloques, alors que producteurs (trices), prescripteurs (trices) et consommateurs (trices) allions, une fois les propos échangés et les débats clôturés, nous séparer, on pouvait penser que ces sujets épineux, pour un temps, aller se dissoudre et se désintégrer. Les parties adverses s'étaient étripées et le spectacle avait été conduit vers sa fin en laissant à chacune d'elles l'impression qu'elles avaient ébranlé sinon convaincu les autres.
Chacun de nous voulait ignorer que pour les sujets qui fâchent, après la parade, l'heure de la conciliation ne viendrait jamais. Comme ci, l'homme étant mortel, les générations se succédant, les mêmes racines pourtant se transmettaient. Si les sujets qui les hantent feignent de disparaître, ce n'est que momentanément. Une simple pause dans leur longue existence car, loin de se tenir pour battus, ils n'ont disparu que pour mieux revenir. Préparant leur revanche, ils ne sont qu'en attente de relance. Ils marmonnent et fomentent jusqu'à cet autre jour, où ils remonteront à la surface, reviendront à la une des journaux et des médias, réoccuperont les préoccupations de tous, en relançant l'éternel manège des idées fondamentales sans réponses sinon celles, irrationnelles, que nous donne notre foi religieuse.
C'est vrai, je l'ai vérifié, certains écrits, parce qu'ils remontent à nos racines d'existence, alors qu'ils sont d'apparence inoffensive, suscitent maux et misères et pâtissent du mystère simplissime dont ils sont pétris. Sous le couvert d'une limpidité innocente, ils soulèvent des questions essentielles, mythiques, fondatrices, auxquelles nous ne pouvons échapper... Nous le savons fort bien et, même si par commodité, nous l'oublions souvent, c'est à partir de ces raisons là que nous sommes chaque fois enclins, poussés, à conforter notre conviction d'exister, notre identification première et notre assurance d'être bien ce que nous sommes : il nous faut une explication pour comprendre d'où nous venons, qui nous a créé et pourquoi nous existons.
Questions que tout individu s'est posé, et qu'il se repose nécessairement, en droit, comme si, contenant les résolutions de son énigme personnelle, les réponses à ces questions pouvaient aussi lui livrer tous les autres secrets de l'univers.
Illusions douces ! Bien qu'à la portée de la plupart d'entre nous, ces questions claires qui, depuis la nuit des temps, hantent nos esprits, sont toujours demeurées pour nous sans aucunes réponses résolument claires!...
Si nous étions sages, il nous faudrait admettre que des questions claires ne nous mènent pas forcément à des réponses claires !
La libre interprétation du sens de ces questions aussi bien que la libre interprétation des réponses qu'on pourrait y apporter est déjà, il faut le préciser, une manière ostensible et claire de ne pas se conformer au dogme catholique.
On peut même avancer que c'est une démarche éminemment protestante. Voilà en quoi, et pourquoi, les quelques sujets abordés par Michel Tournier, de religion protestante, dans sa courte nouvelle : La famille Adam me semblaient intéressants en général, m'intéressaient, moi, particulièrement, et me semblaient susceptibles de devoir intéresser tous les enfants à partir de sept ans.
Quoi de plus naturel, pourrait-on dire, de plus évident et de plus fondamental que ce plaidoyer initiatique, réinventé par Michel Tournier, avec un grand respect de fidélité d'esprit, à partir du texte de la Genèse ?... Comment peut-on imaginer qu'un auteur de cette envergure ait pu souhaiter s'attirer les foudres et les controverses des instances religieuses?...
Et cependant, quoi de plus naturel aussi, en conséquence directe du premier point, qu'au nom de la morale, les prescripteurs religieux, évaluant le poids des mots, suspectant les tournures de phrases, épiant les arrière-sens du texte, puissent avoir décelé, dans cette réécriture enjouée et stimulante proposée par Michel Tournier, des stigmates du mal de la libre interprétation des textes sacrés!
Quoi qu'il en soit, cette réécriture habilement et finement provocatrice de Michel Tournier, sur plus d'un point, me semblait porteuse d'éveils de conscience et de rebondissements philosophiques – deux caractéristiques qui sont les marques de son talent –, et, puisque j'en étais pleinement convaincu, toutes mes convictions me portaient à me mettre au service de sa publication y compris jusqu'à l'acharnement et jusqu'à l'entêtement.
Dans un premier temps, puisque la nouvelle de Michel Tournier était insérée dans un recueil intitulé Le coq de bruyère publié aux Editions Gallimard, j'obtins de cette maison, le droit de publier La Famille Adam dans une version illustrée par Alain Letort, puis m'arrangeai pour que Catherine Scob, directrice des Editions Hatier/l'Amitié adhère au projet et établisse le contrat qui nous liait. Ce qui fut assez rapidement conclu pour que je puisse avec Alain Letort mettre le projet de conceptualisation réalisation en œuvre.
Tout semblait acquis et aucun obstacle ne se profilait pour empêcher la mise en œuvre : Alain letort, l'illustrateur, inspiré et fidèle à l'esprit que Michel Tournier avait insufflé dans son interprétation de la création du premier homme et de la première femme, avait réalisé des illustrations suffisamment troublantes et à la fois suffisamment chastes pour que les enfants soient amusés et intimement concernés par l'ensemble texte et illustrations du livre.
La maquette d'imprimerie mise au point, agréée par Catherine Scob, le livre était prêt à aller sur les presses, lorsque le processus de fabrication fut brutalement interrompu et qu'on daigna m'en aviser.
L'Église elle-même, représentée par un de ses Archevêques, Monseigneur Jean Vilnet, frère ou cousin d'un des juristes de la maison Hatier, maison très religieusement catholique, alors que personne ne s'y attendait, tenait à nous rappeler son existence et ses pouvoirs de contrôle et de censure.
On ne me donna pas d'explication. Catherine Scob qui m'avait toujours affirmé son indépendance d'esprit préféra, pour l'occasion jouer double-jeu. Sans m'avertir, elle alla solliciter Michel Tournier pour qu'il modifie son texte et, comme on pouvait s'y attendre, fut déboutée par ce dernier... Entêtement contre entêtement : la censure du livre m'était imposée et quels que soient mes arguments, personne ne voulait plus en tenir compte.
Amères réflexions! ce n'est que bien longtemps après que j'appris, par un de sbires de Catherine Scob, que le sujet de nos origines étant considéré comme un de nos mythes fondateurs indiscutables et un dogme sacré, la forme adoptée par l'auteur, était jugée impertinente et désinvolte. En somme, cette réécriture profane constituait pour l'épiscopat, une offense grave à l'interprétation qu'elle soutient et Monseigneur Jean Vilnet, y voyait là un sacrilège à la vérité des enseignements de l'Église!...
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Le temps passa mais je n'oubliais pas!
En faisant le tour de mes pensées, je me revoyais, dans le défilement d'une série de flashs rétrospectifs, toujours confronté aux mêmes sempiternelles désapprobations catholiques.
Le premier en 1972, lorsque j'avais été épinglé par la psychanalyste catholique orthodoxe Françoise Dolto et accusé d'être un pédophile intellectuel nostalgique de sa pré-génitalité soupçonné de tentations génocidaires sur la classe possédante...
Le deuxième, aux Editions Grasset, où j'eus à faire face au financier juriste et à son compère, le chef du service de fabrication, catholiques-intégristes, fervents assidus de Notre Dame du Chardonnet, interdisant, avec l'assentiment de Jean-Claude Fasquelle la publication de La grippe de Niels petit journal intime, écrit par Marie-France Boyer, d'une maman divorcée, mère de deux enfants et en prise avec les difficultés de sa vie professionnelle et de sa vie familiale...
Le troisième, aux Editions Universitaires, face à Bernadette Delarge, confite en dévotion, auteure de catéchismes de bienséance pour adolescents, amie au point d'être "cul et chemise" avec Françoise Dolto, rééditant, avec la connivence de l'illustrateur Claude Lapointe, mon adaptation de Pierre l'ébouriffé mais avec un de ses textes lénifiants...
Et enfin le dernier, aux Editions Hatier-l'Amitié, où Catherine Scob avait conservé le papier à entête de ses parents, Georges et Tatiana Rageot, orné d'un Saint Michel ou d'un St Georges terrassant le dragon du mal et s'était entourée d'un comité de lecture de cagoulards – je ne connaissais pas leurs noms et ne les ai jamais rencontrés – qui devaient former un véritable Ku Klux Khan...
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Pour tout dire, il me fallut vingt ans pour réussir à publier La Famille Adam alors que la plupart de mes amis trouvaient mon acharnement ridicule. Mais je m'entêtais.
Seul, Alain Letort, l'illustrateur, fidèle au projet et aux options que je défendais, me soutint. Pourtant, questions d'argent, il avait dû, par deux fois, refaire ses illustrations. Catherine Scob, effectivement, prétextant que le livre était censuré, avait refusé de s'acquitter des deux tiers des sommes prévues pour son travail d'exécution des illustrations... Par nécessité, parce qu'il fallait bien vivre, Alain Letort avait été contraint de vendre ces premières illustrations de 1982, à un de ses collectionneurs fanatiques d'originaux et celui-ci, pour ne pas les remettre à notre disposition, prétextant les avoir perdues, s'opposait maintenant à ce qu'elles soient publiées...
...Si bien qu'en 2002, vingt ans après, au moment où, de nouveau, l'édition du livre devenait possible, il fallut à Alain Letort, puisque ces premières illustrations étaient irrécupérables, de s'y remettre et de les recommencer entièrement.
Je fis un procès à Hatier/L'Amitié et le gagnai. Le verdict de la justice fut clément, exprimant sereinement ce que n'importe quel lecteur, sans œillère moralisatrice ni idées préconçues, pouvait déduire de la narration de Michel Tournier. Par la voix du juge, devant un tribunal qui, dans l'ensemble, pensait qu'il n'y avait pas de quoi fouetter un chat, j'eus le plaisir d'entendre puis de recevoir une trace écrite du verdict. Il y était dit : « …qu'au surplus, il n'est pas du tout certain que le texte de la nouvelle et les illustrations présentent le caractère pervers et subversif que leur prête l'éditeur… »
Dans cette première partie de la sentence, le doute qui planait encore jouait en ma faveur. Pourtant, dans la seconde partie, la confusion s'installait... La phrase des juges se faisant sibylline, certainement pour paraître plus profonde... On peut être juge et ne pas, pour autant, bénéficier des références psychanalytiques adéquates... Il y était dit : « …et qu'en l'état actuel des mœurs, seuls des personnages adultes appartenant aux "milieux intellectuels et artistiques" ou des enfants "atteints de troubles psychiques ou psychiatriques graves" puissent faire leur profit spirituel d'un ouvrage qui donne une lecture platonicienne et cependant souriante du livre de la Genèse… ».
Ce verdict nuancé, mal élaboré, mais tempéré, du tribunal aurait pu calmer l'hérésie que l'éditeur, avec acharnement, avait déployée tout au long de cette "petite" affaire. On avait convoqué l'archange Saint Michel ou St Georges, peut-être même les deux, et cru ainsi mieux terrasser un dragon alors qu' on avait finalement à peine écorché un chat!
Madame Scob et la famille Foulon directrice de Hatier ne me pardonna jamais de leur avoir intenté un procès. Le fait que je puisse les amener devant les tribunaux pour régler une affaire de principe avait de quoi offenser leur orgueil de "barons". J'étais un franc-tireur. Ils faisaient partie du cénacle, ce petit "royaume de droit divin". J'avais commis un crime de lèse majesté et j'étais donc impardonnable !
En vérité, le baronnet que Catherine Scob gérait était bâti sur des carrières de craie et des chausses-trappes. Bien qu'elle prétendît toujours, haut et fort, qu'elle était indépendante au sein des éditions de l'Amitié, Mme Scob dissimulait la vérité puisqu'elle omettait de dire qu'elle n'était pas le seul maître à bord. Les Editions Hatier détenaient une grande part des actions de "sa" Société Editions de l'Amitié dont elle n'était que la directrice, administratrice gérante. Par suite de ses omissions, notre relation s'était établie, depuis le début, sur des mensonges.
Ainsi, bien qu'elle m'ait, en plusieurs occasions, affirmé qu'elle était totalement autonome et que mes initiatives de Directeur de collection ne dépendraient, pour être mises en fabrication, que de notre accord, elle savait déjà, ce que j'ignorais, qu'elle était parée d'un comité de lecture vigilant, dont je ne soupçonnais pas l'existence et l'importance décisionnaire, qui surveillait tous les projets que je lui apportais.
Un rappel s'impose : les Editions Hatier étaient, et sont restées, même après leur rachat par Hachette, une maison profondément catholique. Chose que je connaissais fort bien, avant même d'avoir été approché par Catherine Scob et François Foulon, un des autres héritiers, cousin du responsable direct de la maison Hatier. Pour prendre des responsabilités de Directeur de collections, non salarié, dans feux les Editions de l'Amitié c'est François Foulon, que j'avais plusieurs fois côtoyé dans des colloques et avec qui j'entretenais des relations cordiales qui m'avait le premier sollicité. Il était le cousin germain de Bernard Foulon, celui à qui la famille prédisait un grand avenir et qui effectivement, quelques mois plus tard après ce procès de La famille Adam , prendrait la direction du Groupe Hatier puis serait consacré Président du Syndicat National des Editeurs…avant de dégringoler du piédestal honorifique, d'assister impuissant à la vente de son groupe familial au Groupe Hachette, d'être récupéré par ce groupe puis d'en partir pour se recaser aux Editions Albin Michel.
Le catholicisme affiché d'Hatier, celui de scout de France de Catherine Scob, ne devaient, selon ce qu'elle m'avait dit, me gêner en rien. Et en fait, pendant deux années, aucune hostilité ouverte ne se manifesta entre nous ni contre la cinquantaine de projets que je déposai en vue de son agrément pour être édités.
Sauf évidemment que j'espérais pouvoir défendre mes projets au lieu de me les voir renvoyés sans explications. Je trouvai tout de même anormal de ne pas pouvoir en débattre devant ce comité de lecture inexistant mais qui sanctionnait. Un projet n'est qu'une ébauche, il se confirme et se précise lorsqu'on le met en oeuvre, en conception puis en réalisation, avec l'illustrateur....
Ce comité fantôme était donc décourageant pour moi parce qu'il était fuyant, parce qu'il jugeait sur des ébauches et qu'il était complètement occulte.
Ce n'est qu'un an après avoir pris mes fonctions dans la maison que j'avais appris son existence et sa sourde efficacité. Rétrospectivement, j'eus le sentiment d'avoir été berné par Catherine Scob et en ressentis l'insulte. Depuis, sans que je puisse les défendre, chaque décision de rejet de l'une ou l'autre de mes propositions m'apparaissait comme une fin pure et simple de non recevoir. Elle confirmait bien l'idée qu'on ne voulait pas tenir compte de ce que j'étais mais de ce je produisais comme une machine bien réglée aurait pu le faire.
Encore aujourd'hui, lorsque j'y repense, je suis en droit de supposer que les textes que je soumettais n'étaient jamais appréciés littérairement, selon les optiques que j'adoptais pour les sélectionner en vue qu'ils correspondent à des qualités d'écritures diversifiées – options qui avaient fait ma réputation et pour lesquelles on était venu me chercher –, mais simplement en fonction des poncifs rétrogrades définissant ce que je détestais le plus : la littérature intentionnelle pour enfants, celle distillée dans des officines de conception pseudo-pédagogiques, mise en forme d'une manière syntaxique irréprochable par des "écrivants" salariés, mais qui n'avait absolument rien à voir avec celle que je voulais servir.
Aux échos que j'avais, rapportés par Catherine Scob elle-même, des réunions de ce que j'avais fini par appeler "Le comité de cagoulards", j'avais très bien noté que les critères très stricts et très catégoriques de sélection étaient particulièrement à cheval sur tout ce qui pouvait être considéré comme "contraire au catéchisme catholique" puisque des "éminences" de l'Église y mettaient leur nez.
On le comprendra aisément, selon les définitions que j'en tirai, pour ces éminences, la lecture, selon des critères d'édification morale, se devait d'être avant tout un plaisir de conditionnement, mettant en scène des protagonistes positifs, fournisseurs d'exemples conventionnels irréprochables, évoluant dans des situations ne choquant personne… Exactement tout ce qui caractérisait l'édition traditionnelle et qu'on me demandait de rejoindre, pour m'y plier, après vingt ans de publications opposées à cette tradition.
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