1970. HISTORIQUE DES 4 CONTES D'EUGENE IONESCO
Il me fallut sept ans pour obtenir ces Quatre contes pour enfants de moins de trois ans et plus de dix ans pour réussir à les voir enfin publiés. Il semblait que la France entière ait du mal a accepter le génie de ce Roumain-Français et particulièrement à consentir qu'il puisse écrire intelligemment pour les enfants. Mais, le temps passant et les imbéciles se rangeant finalement aux avis des plus sages, l'humour et le mérite de cet homme d'exception conquit sa place dans les théâtres du monde entier et les Français repentis et ravis finirent même, dignement, par lui consacrer un siège parmi les immortels de son Académie.
Pour moi qui avais immédiatement adhéré à l'intelligence et à l'inventivité de son théâtre, qui avais sollicités ces Quatre contes alors qu'ils n'étaient pas encore écrits, qui les avais obtenus difficilement contre tous les obstacles soulevés par les Editions Gallimard, le temps qui s'écoula entre le moment où je pus obtenir le droit de les publier et le temps où ils furent publiés me parut bien long et bien inutilement long.
Effectivement, pour divers motifs injustifiables et presque inexplicables, compte tenu de la notoriété d'Eugène Ionesco qui ne faisait que croître pendant ces années là, la publication des trois derniers contes après le premier fut contrariée par des controverses stupides, par des partis pris pédagogiques ultra-conservateurs et par des prises de position pédo-psychanalytiques, ou politiques de prescripteurs (trices) éminents. Des influences contraires qui s'étaient montées contre ma volonté de les faire arriver dans le grand public.
Ainsi, à la réception du "Conte numéro 1", Raoul Dubois, communiste, éminent critique de littérature pour la jeunesse, Geneviève Patte, socialiste, directrice de "La Joie par les livres" et une de ses lieutenantes : Catherine Bonhomme, aussi bien que Françoise Dolto, catholique réactionnaire, la papesse parisienne de la psychanalyse, furent unanimes pour décréter, chacun à leur manière et selon ce qu'il présumait devoir, pour être en adéquation avec l'esprit de son camp, que ces contes n'étaient pas de la littérature (sous entendue pour enfants) qu'ils étaient "bourgeois" et, surtout, qu'ils étaient stupides.
Pour moi cependant, ces contes étaient bien fidèles au théâtre d'Eugène Ionesco et parfaitement inscrits dans la lignée du combat qu'il avait décidé de mener, dès les années quarante, à la force de sa plume d'écrivain, après avoir été un témoin (directement et dramatiquement impliqué en Roumanie) et avoir survécu aux drames des montées du fascisme, en Espagne d'abord, puis en Italie et en Allemagne, aussi bien qu'à ceux du bolchevisme puisque son père, après avoir indolemment toléré le nazisme, était devenu Chef de la police au moment de l'occupation communiste de son pays.
Ce combat pacifique, mené de sa plume et de son humour par Eugène Ionesco, contre toutes les formes du collectivisme totalitariste, transparaît scrupuleusement, pour qui veut bien le lire, limpide et pathétique, dans son Présent passé, passé présent où, justement, il éprouve le besoin d'inclure, dans les quatre parties de ces mémoires, qui vont des années quarante aux années soixante huit, ces Quatre Contes pour enfant de moins de trois ans.
Pour moi qui avais vingt ans de moins que lui et qui eus vingt ans dans les années cinquante, le combat d'Eugène Ionesco –même s'il s'est toujours défendu d'être un combattant – s'inscrit dans la lignée de ceux menés, au service d'autres idées, par Jean-Paul Sartre et Bertolt Brecht. Celui mené contre les aberrations commises par des nations qui s'étaient laissées séduire et enrôler, victimes consentantes de l'ascendant d'idéologies pernicieuses, incarnées, à un moment ou à un autre de l'histoire, par un abuseur séducteur despote-prophète tyrannique : Mussolini, Franco, et bien entendu le plus sinistre d'entre eux :Hitler.
A sa manière, selon son vécu et sa singularité, Eugène Ionesco s'élevait pour reprendre les thèmes de l'aliénation des masses sous l'effet des propagandes sournoises de mystifications collectivistes. La notion philosophique d'absurde était dans l'air du temps et de son temps. Ionesco s'en servit dans son théâtre d'une manière sublimée pour nous mener par le déroutement et par l'étonnement – comme Brecht le faisait aussi mais différemment selon son effet V – à la spéculation interrogative, à la soif de vérité, à la quête d'une étincelle de lucidité et d'un soupçon de prise de conscience.
Dans ces Quatre contes pour enfants de moins de trois ans qu'il racontait à sa fille, son souci protecteur de père, douloureusement averti et attentif, est évident.
A contre-courant des contes d'avertissement traditionnellement répressifs, basés sur la faute ou la désobéissance, la peur intimée et la punition, ces Quatre Contes misent habilement, en souriant, sur un objectif de conscientisation. Et, pour y parvenir, que l'absurde en soit le médiateur ne peut que conforter l'idée qu'ils sont, par plusieurs éléments évidents, conformes aux trois critères que H.G. Jauss a défini pour reconnaître la littérature : inscrits dans une époque et dans un contexte donnés, dans une trame historique de genre indéniable et, pour ce qui est de la manière, révélateurs de l'authentique singularité et de la complexion unique de l'auteur.
Hélas! en matière de Littérature pour la Jeunesse, n'importe quel adulte, chargé ou non d'enfants, informé ou non de littérature, se croit autorisé à avoir des points de vue sur les livres qu'il faut ou non donner aux enfants puisqu'il est, le plus souvent, par goût ou par nécessité, professionnellement investi, pour ses enfants, d'un pouvoir décisionnaire sur la lecture en tant que discipline d'éducation.
En mars 1974, dans un colloque où m'avait invité Geneviève Patte, pour le compte de "La joie par les livres" dans l'intention de m'acculer, devant un public accusateur qui lui était acquis, à me défendre, je pris conscience que parmi ces prescripteurs (trices) dont la fonction était pourtant de s'occuper de livres et de littérature, nombreuses étaient celles qui n'avaient que de vagues notions de ce que la littérature était et pouvait transmettre.
Selon mon expérience sur le terrain, j'ai, par la suite, le plus souvent constaté que, pour la majeure partie d'entre ce prescripteurs (trices), un livre pour enfant devait être utile, concret et surtout qu'il devait servir. En extrapolant abusivement on pourrait dire que, selon leur vision restrictive, le livre et la littérature pour la Jeunesse (en tant que genre) ne devaient être que divertissants et utilitaires, attractifs et distractifs mais pour éduquer. Il fallait qu'ils aient un rôle précis et, en conséquences, dans l'instant, des applications pratiques rationalistes mesurables. Ce qui pour moi, équivalait à dire, en clair, que dans leur esprit, un bon livre devait être un objet d'instrumentalisation.
Ces quelques remarques amères me permettent de conclure qu'il ne faudrait pas que notre tradition française en Littérature pour la Jeunesse ignore ce courant novateur unique, initié par Eugène Ionesco.
Il ne faudrait pas non plus que, comme l'ont fait quelques spécialistes bornés accrédités (surtout bornées et accréditées) de cette Littérature, par suite d'une rapide appréciation superficielle, péremptoire, sentencieuse... et parce que ces Quatre Contes ont la particularité de fonctionner à contre-courant de la manière routinière habituelle, "pédagogisante" pour tout dire, d'enseigner, (à partir des éléments utilisés en classe : livres, matières, méthodes...) l'on continue de refuser d'y voir ce qu'ils contiennent, suscitent et transmettent : cette nécessaire et indispensable regard sur soi, cette prise de conscience sur ce qu'on lit et consomme, sur ce que l'on est et peut devenir, sur ce que l'on perçoit et sur ce que l'on vit...
Ce serait, à mon avis, un tort grave fait à ces Quatre contes, si la hiérarchie des bibliothécaires et des enseignants s'en tenait à ces dépréciations, mais ce serait un tort beaucoup plus grave encore qui serait porté aux enfants, si ces prescripteurs (trices) continuaient de les mésestimer ainsi, en refusant de voir en eux : leurs qualités d'humour et leur drôlerie, leurs ressorts d'émancipation et leur efficacité de stimulation imaginaire, ainsi que tous les potentiels d'éveils qu'ils recèlent.
Pour moi, ces potentiels d'éveil à la sagacité et à l'interrogation sur soi, sur les autres et sur le monde qui entoure le jeune enfant, sont manifestes. Selon moi, ce serait même faire preuve de santé publique que de voir ces Quatre Contes pour enfants de moins de trois ans accompagnés d'une recommandation de toutes les institutions prescriptrices de livres pour la jeunesse.
Mon enthousiasme est tel qu'il m'inciterait à devenir extrémiste et à préconiser qu'ils soient adoptés, pour leurs mérites et pour tous leurs effets bénéfiques, par tous les parents du monde puisque ce sont finalement de véritables contes initiatiques préventifs de toutes les aberrations auxquelles les enfants ( à partir de "trente trois mois") seront, inévitablement, en grandissant dans notre civilisation culturelle libérale, forcément soumis.
Que ces personnes bornées, radicalement braquées et rationalisantes au premier degré, aient pu dire, avec l'approbation d'une majorité de critiques, que ces Quatre Contes étaient stupides, ridicules ou "perturbants" pour les enfants, était une manière, selon moi, de prouver leurs insuffisances de jugement. Il y avait dans ce négativisme inconditionnel ce qu'elles voulaient imposer aux autres : croire qu'elles savaient, mieux que personne d'autre, immanquablement, ce qui était meilleur pour les enfants.
Avant que d'être menée, la bataille que ces entêtées méritaient, était inutile puisque par cette outrecuidance à vouloir nous faire croire qu'elles savaient tout, elles démontraient par là même qu'elles n'en étaient restées, sur le sujet, qu'au premier degré d'appréciation, celui du point de vue le plus sécurisant certes mais aussi celui du point de vue le plus lâchement conformiste.
Vraisemblablement, il faudra vingt ans de plus pour que ces dames de "La joie par les livres" (devenue en catimini le Centre National du Livre pour Enfants) admettent qu'elles avaient la vue courte, fassent amende honorable et s'engagent à réparer le tort porté à ces Quatre contes et à notre génial Académicien.
Quoi qu'il en soit, avec ou sans leur bénédiction, Eugène Ionesco, dont l'épitaphe, inscrite sur sa tombe blanche, au cimetière Montparnasse, dit :
peut-être bien Jésus Christ."
reste et restera, dans notre tradition littéraire, cet insolent jeune créateur d'avant-garde, novateur unique, puisque, à notre époque actuelle, encore et justement, il symbolise toujours, pour cet organisme qui n'a pas mis ses pendules à l'heure, le contre-courant de ses pesanteurs et de son stupide aveuglement.
Pour moi, sans aucune restriction, je dis que ces Quatre Contes d'Eugène Ionesco, sont à proposer aux enfants dès le berceau. Pas, cependant, en vue de les endormir mais bien plutôt pour les stimuler et les prémunir contre tous les attrape-nigauds et tous les pièges fallacieux, insidieusement tendus au nom du bon sens, par une pléthore de salariés "écrivants", instrumentalistes de bouts de chandelles, fabricants besogneux de logiques généralisatrices rationalisantes, mères elles-mêmes de tous les préjugés les plus stupidement sécurisants.