1969. LE CHAT DE SIMULOMBULA DE JACQUELINE HELD
Ce conte fantastique de Jacqueline Held fut un beau cadeau que m'offrirent deux compagnons témoins de mes premiers engagements à Paris, au service du Théâtre pour Jeune Public : Roger Bocquié et Monique Bermond, journalistes de radio, spécialisés en "activités culturelles pour la jeunesse" à cet R.T.F qui devint bien vite O.R.T.F (Office de Radio et de Télévision Française)
Les Bocquié-Bermond, communistes engagés, faisaient partie de cet organisme fortement centralisé où les grands directeurs valsaient à chaque changement politique pour être plus proches, parfois même carrément aux ordres, des gouvernants en charge des hautes autorités de l'État. Une des éminences de l'époque s'appelait Michel Droit et comme son nom le laissait souvent supposer, il fallait marcher droit. C'est à dire selon une certaine manière compassée, contenue et prétendument distinguée qui sous entendait une obéissance inconditionnelle à des principes et à des valeurs qui, souvent, en fonction de l'évolution des moeurs, commençaient à nous paraître dépassés.
A cette époque là, il n'y avait pas encore de radios ni de chaînes de télévisions libres. Sauf dans la presse écrite où l'expression était pour ainsi dire laissée à la responsabilité de ceux qui étaient invités à s'exprimer, information et communication étaient donc, d'une certaine manière, pour ce qui était des média les plus modernes, celles qui avaient la faveur du grand public, sous la dépendance des élus et du parti dominant. La France étant plutôt gaulliste, de droite, et d'obédience catholique, l'opinion majoritaire entretenue par ces média favorites des Français ainsi que la plupart des informations et communications diffusées par ces média, étaient donc plutôt de nettes tendances droitières et catholiques.
Pour donner le change, dans un souci de vraisemblance démocratique, les partis d'oppositions avaient accès, mais selon une portion congrue, au micro ou à l'objectif des caméras. Le bipartisme était entretenu au détriment de toutes les idées et pensées nouvelles qui n'entraient pas dans le cadre et dans les grilles de cette organisation bilatérale restrictive. Une sorte de ségrégation à l'égard des idées nouvelles était de ce fait instaurée et approuvée institutionnellement.
Les quelques journalistes que je connaissais avaient du mal à concevoir que l'information ne soit pas celle accréditée par l'A.F.P. (Agence Française de Presse), qu'elle puisse un jour s'émanciper des choix nationaux et s'affirmer comme indépendante du pouvoir politique en place.
A cette époque dont je parle, on avait donc du mal à entendre ou à voir, à la radio ou à la télévision, des personnes qui, idéologiquement, ne représentaient pas ces clivages politiques ou n'étaient pas parrainés, par alliance d'affinités, à des journalistes ou à des personnalités affiliés à ces clivages politiques.
Un individu comme moi, qui n'était pas inscrit dans un de ces partis en place, était donc fiché malgré lui, et systématiquement suspecté et considéré comme un de ces gauchistes, trotskystes, maoïstes... sinon même un anarchiste nihiliste, à qui on prêtait toujours des intentions révolutionnaires destructrices.
Ainsi, pour que certaines personnes – je ne parle que de celles de bonnes volontés – soient autorisées à pouvoir faire entendre une parole différente de celle établie qui était privilégiée, il fallait qu'elles soient d'abord l'objet de toute une série de tests insidieux, débouchant sur des parrainages colportés par le bouche à oreille, pour pouvoir ensuite et seulement passer comme digne d'être acceptée par l'establishment. N'étaient jugées comme présentables à la radio, à la télévision ou à la presse que ces personnes qui savaient s'aligner sur une forme et des contenus d'un discours public trop, – à mon avis –, bien caractéristiquement représentatif d'un des partis politiques reconnus.
Rien de dramatique à cela, pensait-on généralement, puisque le principe démocratique républicain semblait respecté. Sauf que cet état d'esprit né de la fin de la guerre, s'était pétrifié et survivait depuis plus de vingt ans alors que les moyens et les conditions d'information et de communication avaient changé et que les jeunes générations aspiraient et souhaitaient plus de liberté et plus d'objectivité.
Une maturité politique collective, fortifiée par les expériences d'embrigadement et de conditionnement des propagandes du nazisme et du gouvernement de Vichyré, clamait en quelque sorte une autre qualité de journalisme. De la véracité en somme, pour des citoyens qui ne voulaient plus qu'on pense pour eux et qu'on les traite comme des enfants.
A Radio France donc, selon de strictes directives centralisées, datant du Général de Gaulle comme une résurgence de la fameuse et indispensable voix de Londres, reconduites par tous les gaullistes gardiens du pouvoir et respectées même par les partis d'opposition, il fallait continuer de soutenir encore et toujours l'image réhabilitée de la France. Tacitement, en fonction de cette voix qui s'était insurgée pour la survie de notre nation, il était convenu, par déférence, de veiller à ne diffuser que ce qui plaidait dignement en son honneur.
Ce fut le temps où on faisait taire toutes les voix dissidentes d'où qu'elles viennent et quels que soient leur pertinence, pour ne favoriser que cette fameuse "voix de la France" dont certains ténors seulement se flattaient de savoir et de pouvoir parler.
Comme si nous avions été en perpétuelle période électorale, les temps de parole accordés aux différentes tendances politiques étaient strictement règlementés.
Malheureusement, avec le temps, par érosion, par suite d'abus inévitables, les personnes les plus habiles à invoquer et à utiliser des intonations patriotiques pour mentionner cette "voix de la France"et prétendre la représenter, étaient souvent les plus avides de privilèges, les plus intrigantes pour obtenir, par piston, les postes de pouvoirs et forcément les moins habilitées pour les assumer.
J'ai pu apprendre ainsi, et constater autour de moi, qu'effectivement, se recommandant d'adhérer et de soutenir cette "voix de la France", se flattant de savoir parler en son nom parce qu'un des membres de leur famille avait été un ou une résistante...des illustratrices ou des auteurs sans grands renoms avaient obtenu, par protection, des cartes de presse tricolores, les accréditant comme journalistes et leur donnant droit d'entrée gratuit à n'importe quel vernissage organisé dans les édifices public...
Cela pour dire que cette "voix de la France" avait finie par devenir une tarte à la crème, très conventionnelle, très compassée et très conformiste.
L'engagement politique à gauche de Monique Bermond et de Roger Bocquié, les incitait à tendre, par réaction et par souci démocratique, leur micro aux opinions et aux voix les moins bien considérées par l'intelligentsia majoritaire puisque cette dernière, dans son ensemble, avait plutôt tendance à penser qu'il fallait continuer, comme en 40, à se rallier et à ne parler, sur tous les sujets, que de cette seule et unique voix monocorde : cette voix historique, maintenant dépassée, légèrement d'outre tombe même, fortement enrouée "notre" voix de la France.
Leur émission hebdomadaire, Livre, ouverture sur la vie, toujours très bien préparée, réalisée à partir d'un principe d'inter activité entre adultes et enfants était d'autant plus écoutée qu'elle était la seule à être proposée à la radio pour inciter le public à s'intéresser aux productions destinées à la jeunesse.
Chaque semaine, que ce soit en reportage extérieur ou en réunissant dans un studio de la Maison de la radio des responsables adultes de ces productions (auteurs, illustrateurs, éditeurs, acteurs ou metteurs en scène de théâtre), les Bocquié-Bermond, avaient l'art d'organiser et d'animer, avec infiniment de tact, des confrontations passionnantes, entre ces différents producteurs créateurs spécialisés pour la jeunesse, des prescripteurs critiques concernés par ces productions, en présence chaque fois d'un groupe d'enfants d'âges et de milieux différents, participants, habillement incités et encouragés à donner leurs avis.
J'avais ainsi plusieurs fois participé à leur émission lorsque, détaché aux Centres d'Entrainement aux Méthodes d'Éducation Actives (CEMEA), je m'occupais de Théâtre pour Jeune Public au Théâtre de la clairière, à l'occasion du montage des trois dernières pièces auxquelles j'avais collaboré : Messire Renard, Les cents écus d'or ou l' Étrange invitation.
En corrélation avec cette émission hebdomadaire et en l'absence de tout autre équivalent dans la grande presse et à la télévision, Janine et Jean-Marie Despinette, tous deux préoccupés de ces mêmes productions culturelles, activités et loisirs, proposés aux enfants, engagés au sein d'Associations culturelles privées diverses – Jean-Marie Despinette était président de l'Association des Spectateurs du Théâtre National Populaire (TNP) – avaient fondé un journal Loisirs Jeunes qui recensait tout ce qui pouvait se produire d'intéressant en France et à Paris en ces matières à destination des enfants : livres, jeux, jouets, pièces de théâtre, manifestation et évènements divers.
Je tiens à rappeler cela pour expliquer qu'à cette époque ou les média audiovisuelles étaient moins développées et moins libres qu'aujourd'hui, une information de qualité, même si, manifestement, elle était plus centralisée et dépendait de gestion très personnalisée, existait bel et bien. Exercée par des personnes intègres et véritablement démocrates, cette information, de recensement et de critique, avait donc l'avantage d'être objective et d'être, surtout, totalement indépendante de toute tutelle commerciale qui aurait pu l'inciter, par diplomatie économique, à infléchir ses avis et ses recommandations.
Le rôle, la fonction et l'exercice de la critique n'étaient pas à cette époque-là de vains mots. Ils s'inscrivaient dans le prolongement de la loi de protection de la Jeunesse, c'est-à-dire contre un libéralisme commercial à tout crin qui aurait préféré souvent avoir les mains libres pour produire et vendre, au mépris de l'intérêt d'épanouissement des enfants, simplement du gadget, des futilités et de la distraction.
Pour ce qui est des Bocquié-Bermond, en fonction du peu de temps qui leur était imparti chaque semaine : l'organisation de leur émission autour de la présentation d'un livre (ou d'une série de livres sur le même thème), d'une pièce de théâtre, d'un colloque, ou tout autre évènement culturel… ainsi que les avis à recueillir auprès des enfants... les limitaient considérablement et prenaient souvent le pas sur des informations plus fournies et plus détaillées qu'ils auraient souhaitées.
Ces limitations étaient d'autant plus préjudiciables à leur action que le couple de journalistes défendait, du bec et des ongles, l'exclusivité dont ils bénéficiaient dans l'organigramme minutieusement structuré de l'O.R.T.F. Selon eux, en fonction des droits et règles syndicales de l'époque et en l'absence de radios libres, il ne pouvait être question que d'autres personnes qu'elles-mêmes puissent prétendre "à l'antenne"(selon l'expression d'alors) traiter des mêmes sujets à destination des enfants. Ces exigences, toutes légitimes qu'elles aient pu paraître dans le contexte de l'époque, limitaient néanmoins, du même coup, l'impact que ces mêmes sujets, auraient pu avoir en soi et sur d'autres publics s'ils avaient pu être, aussi, abordés, sous d'autres angles, par d'autres personnes, sur les ondes.
Chaque année, un jury d'adultes et d'enfants, réuni autour des Bocquié-Bermond, éclectiquement, attribuait, un prix, le prix de l'O.R.T.F. , à un des auteurs, pas forcément spécialisé en littérature pour la jeunesse, qui leur avaient adressé leurs manuscrits, spécifiquement écrits à l'intention des enfants ou des adolescents.
C'est Jacqueline Held qui, cette année-là, remporta ce prix et c'est à l'occasion de la remise du prix que je fus invité à participer à un débat, organisé autour de l'auteur, avec tous les adolescents, membres du jury, qui avaient sélectionné le manuscrit... Il s'agissait de savoir, à partir du manuscrit et en fonction de ses caractéristiques, de son genre (type : aventure et fiction fantastique amusante), comment ils prévoyaient que le livre puisse être produit, de quel format, sous quelles formes… en somme, il leur était demandé de se mettre à la place d'un directeur de collection ou d'un concepteur d'édition pour envisager comment ils imaginaient que pourrait être le livre qui serait tiré du manuscrit qu'ils avaient choisi, à quoi il pourrait ressembler, s'ils souhaitaient qu'il soit cartonné, accompagné ou non d'illustrations, de quelles sortes d'illustrations…etc
Finalement, de ces divers avis parfois irréalisables mais ingénieux et pertinents, la synthèse qu'en tirèrent Jacqueline Held, les Bocquié-Bermond, et les membres du jury, imposait une option d'édition novatrice, tout à fait conforme à ce que je pouvais espérer de mieux. En effet, la majorité des jeunes participants pensaient que si ce texte devait être illustré, il serait bon qu'il soit illustré, plutôt que par un seul artiste, – lequel ne pourrait donner qu'une vision trop partisane et trop restrictive des possibilités de représentations des lieux, des situations et des personnages –, par un groupe d'illustrateurs, lesquels donneraient, chacun à leur manière, des propositions diversifiées pour satisfaire ou élargir les champs d'imagination des lecteurs.
Je fus très heureux et très honoré d'être le "jeune" éditeur, choisi parmi tous ceux qui postulaient à la fabrication du livre, pour mettre en œuvre et respecter les décisions de ce jury composé en majorité de jeunes lecteurs.
Le texte était splendide, dynamique, inventif, joyeux, écrit d'une plume alerte et d'une main de maître et, je fus très fier de mettre mon énergie au service d'un manuscrit de cette envergure pour tenter de réaliser l'objet-livre idéal que ces jeunes avaient en tête.
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